dimanche 12 mars 2006

Envie de relire...

Il y a trop longtemps que j'ai lu ce conte magnifique d'Italo Calvino, Le baron perché (Il barone rampante, in italiano). Je croyais l'avoir encore sur les rayons de ma bibliothèque, mais je ne le retrouve pas ; j'ai dû le prêter à un ami avec qui je voulais vraiment partager un bonheur de lecture. Ce qui me fait penser que j'ai dû le lire en français, et non en italien, comme d'autres textes de Calvino que j'ai lus, car je ne vois pas à qui j'aurais pu prêter un livre en italien (il y a bien autour de moi des personnes qui parlent italien, mais qui ne lisent rien d'autre que le journal).

Ce conte m'avait séduit lors de la première lecture, il y a... très longtemps. Le personnage principal, Cosimo (Côme, en traduction française), a 12 ans et il est déjà un bel exemple d'anticonformisme et de contestation des règles et privilèges de son milieu social. À 12 ans, je n'étais sans doute pas aussi anticonformiste (je ne m'étais pas encore découvert ; il me faudra attendre une première révélation, à 20 ans, lors de mon premier séjour prolongé à Paris, puis ma vraie crise d'adolescence, vers 31 ans...).

J'ai trouvé ici un extrait de ce conte digne de Voltaire. Au cours des prochains jours, je me lance à la recherche du texte complet en librairie. En voici les premiers paragraphes :

« C'est le 15 juin 1767 que Côme Laverse du Rondeau, mon frère, s'assit au milieu de nous pour la dernière fois. Je m'en souviens comme si c'était hier. Nous étions dans la salle à manger de notre villa d'Ombreuse ; les fenêtres encadraient les branches touffues de la grande yeuse du parc. Il était midi ; c'est à cette heure-là que notre famille, obéissant à une vieille tradition, se mettait à table ; le déjeuner au milieu de l'après-midi, mode venue de la nonchalante Cour de France et adoptée par toute la noblesse, n'était pas en usage chez nous. Je me rappelle que le vent soufflait, qu'il venait de la mer et que les feuilles bougeaient.

— J'ai déjà dit que je n'en voulais pas et je répète que je n'en veux pas, fit Côme en écartant le plat d'escargots.
On n'avait jamais vu désobéissance plus grave.

Le baron Arminius Laverse du Rondeau, notre père, coiffé d'une perruque Louis XIV descendant jusqu'aux oreilles et démodée comme tout ce qui lui appartenait, siégeait à la place d'honneur. Entre mon frère et moi était assis l'abbé Fauchelafleur, chapelain de notre famille, notre précepteur. En face de nous, la générale Konradine du Rondeau, notre mère, et notre sœur Baptiste, la none de la maison. Au bas de la table, en costume turc, l'avocat Eneas-Sylvius Carrega, hydraulicien, régisseur de notre propriété et notre oncle naturel.

Côme était âgé de douze ans et moi de huit. Depuis quelques mois seulement, nous avions été admis à la table de nos parents ; j'avais bénéficié avant l'âge de la promotion de mon frère : on n'avait pas voulu me laisser manger tout seul… Bénéficier c'est une façon de parler. Pour Côme et pour moi, c'en était fini du bon temps et nous regrettions nos petits repas dans un réduit en compagnie du seul Fauchelafleur. L'Abbé était un petit vieillard sec et ridé ; on le disait janséniste ; de fait, il avait fui le Dauphiné, sa province natale, pour éviter un procès de l'Inquisition. Mais ce caractère rigoureux qu'on louait généralement chez lui, cette sévérité intérieure qu'il s'imposait et imposait aux autres mollissaient à chaque instant : l'Abbé avait une vocation foncière pour l'indifférence et le laisser-aller. Selon toute apparence, ses longues médiations les yeux dans le vide n'avaient abouti qu'à une grande aboulie et à un peu d'ennui. Il agissait comme s'il voyait dans la plus légère difficulté le signe d'une fatalité à laquelle il serait inutile de s'opposer. Nos repas en compagnie de l'Abbé ne commençaient qu'après de longues oraisons, et les évolutions de nos cuillers se devaient d'être dignes, rituelles, silencieuses : malheur à celui qui levait les yeux de son assiette ou faisait entendre, en absorbant son bouillon, la plus faible aspiration. Mais le potage fini, l'Abbé commençait à se sentir las, contrarié : il regardait dans le vide et faisait claquer sa langue à chaque gorgée de vin ; seules les sensations les plus éphémères semblaient le toucher. »

17 commentaires:

Anonyme a dit…

Alcib, tu viens de parler d'un livre de celui qui a été mon auteur fétiche pendant des années (j'ai presque tout lu ses livres). De plus, Le Baron perché reste parmi les romans que j'ai lu avec le plus de bonheur. Le Chevalier inexistant, du même auteur, m'a plus profondément marqué (ce que ce livre me ressemble !), mais Le Baron perché est le premier roman de Calvino que j'ai lu et c'est par lui que j'ai découvert cet auteur qui m'a enchanté pendant de longues années. Tiens : tu me donnes envie de le relire. Merci !

Alcib a dit…

Merci, René. Je ne sais ce qui, depuis quelques semaines, me faisait penser souvent à ce conte de Calvino. Aujourd'hui, en répondant à un commentaire d'Andrea, au sujet de « La grammaire est une chanson douce », l'envie s'est faite plus forte de relire Calvino, et ce conte en particulier. C'est vraiment aussi celui que j'ai préféré ; je n'ai cependant pas tout lu de Calvino.

Lætitia Le Clech a dit…

Ah ça y est enfin tu nous proposes ton billet sur Le Baron perché ! Ça me fait bien plaisir... Tout comme René, j'ai également découvert Calvino par ce livre, et j'ai ensuite presque tout lu de lui. Le Chevalier inexistant est en effet marquant, il y a aussi un bel exercice de style : Si par une nuit d'hiver un voyageur..., très intéressant.
Je te demandais dernièrement sur mon blog quel serait ton top 5 de livres ?

Alcib a dit…

Bonsoir, Fibula et bienvenue. Merci de ce commentaire. Je n'avais pas lu ta demande faite à la suite d'un commentaire que j'avais laissé chez toi. Je tenterai de faire un choix parmi les 5 livres que j'ai préférés. Je sais que ce sera une sélection très difficile à faire, entre les livres qui m'ont marqué, les livres que j'ai beaucoup aimé, ceux qui m'ont bouleversé... Puis mes intérêts ont changé avec le temps... Je ne suis plus certain d'aimer aujourd'hui ce j'ai aimé déjà, non parce que mes goûts ont vraiment changé ; c'est simplement que je ne me reconnais plus en ce moment. C'est grave, docteur ?
Relance-moi, si jamais j'oubliais de faire ma liste ; j'ai beaucoup de choses en tête en ce moment.

Alcib a dit…

Je viens de me rendre compte, en effet, Fibula, que j'avais annoncé déjà il y a un mois mon intention de parler du « Baron perché » ; on dirait que j'ai de la suite dans les sentiments, si ce n'est pas dans les idées... (Et zut ! je n'arrive plus à mettre du texte en italique ou en gras dans mes commentaires ; il est grandement temps que je sorte de chez Blogger, moi ; d'autant plus que samedi, je n'arrivais pas à entrer sur mon propre site. Quand j'aurai un peu plus de temps, j'essaierai de voir comment je pourrais améliorer la présentation et créer des liens, etc...).

Anonyme a dit…

J'ai lu "Le chevalier inexistant" il y a fort longtemps et aussi "Si par une nuit d'hiver un voyageur". Il faudrait vraiment que je les relise et que je me mette au "Baron perche". J'aime ce genre de contes. Seulement pour les trouver en francais ici... Ca devra attendre mes prochaines vacances en France!

Anonyme a dit…

Shame on me, je n'ai jamais lu I.Calvino... par manque de temps (excuse à la con) ou de conviction (ah, ça tient déjà plus la route comme raison)
promis, rajouté sur ma reading list...

Alcib a dit…

=> E. - J'espère que ces vacances viendront bientôt, pas forcément pour la lecture, mais pour le ressourcement.

=> Dan - Ce n'est pas une obligation, du moins pas dans mon esprit ; chacun ses goûts, chacun ses préférences, chacun son rythme. J'ai parfois attendu très longtemps avant de lire des livres que l'on m'avait fortement recommandés. Les affinités électives ne se commandent pas.

Brigetoun a dit…

tout ou presque Calvino est un régal intelligent et jouissif

Stephan a dit…

je n'ai pas lu Calvino depuis un bail. Voilà qui donne l'idée et l'envie de m'y remettre... merci!

Alcib a dit…

Merci du commentaire, Stephan ; et bienvenue. La lecture de l'un de tes derniers billets semble confirmer qu'un certain Nicolas (pas le Petit, ni Restif de la Bretonne) est encore pire que l'idée que l'on s'en fait : qu'il se mette à dos une grande partie de la France, ce ne serait pas nouveau chez les gens de droite, mais qu'il ne soit même pas capable d'être cohérent avec les lois qu'il a lui-même fait adopter, cela semble démontrer que sa préoccupation principale n'est pas de poser des gestes utiles, mais simplement de poser des gestes, d'agir pour bouger, simplement. Un peu de Ritalin (médicament pour les hyperactifs) dans son café, peut-être...

Brigetoun a dit…

c'est un cas désespéré, en espérant que ce ne sera pas contagieux et qu'on le laissera sautiller dans un coin ; mais il a toute une camarilla

Anonyme a dit…

Ce billet et les commentaires me donnent envie de relire Le Baron Perché que j'ai découvert il y a longtemps et (oserai-je l'avouer?!) sans grand enthousiasme. Je devais être trop jeune, je suis visiblement passée à côté de quelque chose. Merci de m'avoir remise sur la piste!

Anonyme a dit…

Je ne connaissais pas du tout, mais vu l'extrait ça a l'air sympa...
cependant, petite remarque : "tu as fait ta crise d'adolescent à 31 ans??!!!!" ça me laisse l'espoir d'en faire une aussi alors...

Biz
Black Eagle

Les Pitous a dit…

on m'a parlé d'une récente édition Au Seuil d'une version magnifiquement illustré du Baron Perché. Avis aux amateurs!

Alcib a dit…

=> Brigetoun : hélas, je crains que tu aies raison au sujet du Nic... et de sa camarilla.

=> Forestine : on n'est pas obligé de tout aimer de la même façon, dans la vie. Je n'ai pas lu Balzac, Zola, Claudel, Aragon, et bien d'autres. Je regrette un peu de ne pas l'avoir fait, surtout quand j'étais plus jeune, mais je ne m'en sens surtout pas coupable.

=> Black Eagle, ma crise d'adolescence n'a pas été trop terrible à vivre pour mon entourage, mais surtout très libératrice pour moi-même. J'ai simplement réappris à vivre et ssurtout à bien assumer une solitude nouvelle après dix ans de vie amoureuse en deux étapes. Je t'en souhaite une bonne ;o)

Anonyme a dit…

J'ai tout un monde merveilleux qui s'ouvre devant moi quand je pense au "baron perché".
Longtemps, et même aujourd'hui à la cinquantaine détournée, quand même rêver devient pesant, je m'évade avec le baron perché et tout me semble à nouveau possible...
Pardon, mais je découvre ton blog aujourd'hui, alors je poste, je poste!!!