mardi 22 août 2006

« Maintenant, foutez-moi la paix ! »

« Autour de son cou, un petit foulard
que l'on peut suivant son sentiment
qualifier de douteux ou d'aristocratique »
(Philippe Delerm)

La première fois que j’ai rencontré Paul Léautaud c’était… à la télévision. Lui ne fit pas attention à moi car il était mort déjà depuis plusieurs années… Je dînais ce soir-là boulevard Arago avec un groupe d’amis dans l’appartement moderne et très confortable de cette amie qui tenait une boutique de fine maroquinerie, boulevard du Montparnasse. Nous étions toujours quatre ou cinq artistes bohèmes à nous retrouver tous les jours, en fin d’après-midi, dans cette boutique pour faire la conversation et tenir compagnie à Édith jusqu’à ce que vienne le temps de décider où nous irions manger : c’était parfois au café du Rond-Point, à l’angle du boulevard Raspail, parfois chez Rosalie, rue Campagne-Première, ou ailleurs si nous avions un peu plus d’argent. Il nous arrivait souvent d’aller ensemble faire des courses et de se retrouver soit chez André, soit chez Édith.

André habitait boulevard du Montparnasse, deux pièces très sombres au rez-de-chaussée, au fond d'une cour, qui devaient avoir été au préalable le garage et la chambre du chauffeur d'une famille qui habitait à l'étage. C'était loin d'être luxueux ou même confortable ; mais tout de suite, j'ai aimé ce décor. Je découvrais déjà ce que je n'avais encore connu que dans cette chanson d'Aznavour, La Bohème.

Quant à Édith, elle était très fière de son appartement, très joliment décoré et qui avait surtout l’avantage d’être bien chauffé. Comme nous étions au mois de janvier, nous avions accepté avec plaisir la proposition de manger chez elle ce soir-là. Nous avions acheté tout ce qu’il fallait et, chacun mettant la main à la pâte, nous avions cuisiné une paëlla dont j’ai encore le goût en bouche.

Le téléviseur alimentait la conversation pendant le dîner. Et c’est là que j’ai découvert cet être qui m’avait fasciné : Paul Léautaud.

Plus tard, j’ai habité avec quelqu’un qui avait lu tout ce qui avait été publié des écrits de Léautaud ainsi que tout ce qui s’était écrit à son sujet. J’ai commencé à lire son Journal, en plusieurs volumes. Depuis lors, Léautaud fait partie de mes fidèles amis.

Né à Paris le 18 janvier 1872, d’un père souffleur à la Comédie française et d’une compagne provisoire de son père. Sa mère l’abandonna cinq jour après sa naissance et il ne la reverra qu’à quelques reprises au cours de sa vie, entretenant envers elle des sentiments plutôt troubles.

Il vécut très modestement et consacra presque tous ses revenus à acheter de la nourriture pour les animaux de toutes sortes qu’il recueillait, surtout à partir du moment où il s’installa à Fontenay-aux-Roses.

Il est mort le mercredi 22 février 1956, à la Vallée-aux-Loups, dans cette « maison de jardinier » où Chateaubriand s’était installé en 1807 pour fuir les rugissements de Napoléon et qu’il dut revendre en 1816, la mort dans l’âme… mais c’est une autre histoire. En 1914, le docteur Henry Le Savoureux, racheta la maison et le jardin (et tous ces arbres qu'y avait plantés Chateaubriand...) qui, depuis 1816, avaient connu plusieurs autres propriétaires. Grand admirateur de Chateaubriand, le docteur Le Savoureux y installa une clinique pour une clientèle privilégiée, tout en y tenant un salon littéraire. C’est ainsi qu’il invita Léautaud à venir finir ses jours à sa clinique de Châtenay-Malabry. C'est après avoir accepté quelque chose à boire de la part d'une employée de la clinique qu'il s'est retourné dans son lit en lançant ces mots : « Et maintenant, foutez-moi la paix ! » Ce furent ses derniers mots, car quelques minutes plus tard, il était mort.

« Le Docteur Le Savoureux m'a expliqué il y a quelque temps qu'il est fort question d'exproprier une partie de la Vallée aux Loups pour l'établissement de je ne sais quelle ligne de tramway. Il cherche à parer à cette tuile en cherchant à faire classer la Vallée aux Loups comme lieu historique. Sa Société Chateaubriand, son Musée Chateaubriand, ses dîners auxquels il convie toutes sortes de gens plus ou moins notoires, et je crois bien jusque ses fonctions de conseiller municipal et ses générosités pour les écoles et patronages de l'endroit, tout cela doit être encore en vue de la réussite qu'il désire. Il connaît fort bien Chateaubriand, il a fait de la Vallée aux Loups une maison délicieuse, parfaitement restaurée, et son Musée est plein de choses intéressantes, remarquables, rares », écrivait Paul Léautaud dans son Journal littéraire, quelque deux ans avant sa mort.

« Misanthrope à la trogne voltairienne, d'une efficacité incisive dans son écriture, il fait le choix d'une existence retranchée, bien que toujours en contact avec les gens essentiels du microcosme littéraire (il compte parmi ses amis Guillaume Apollinaire, Paul Valéry et André Gide) », peut-on lire sur Wikipédia.

« J'ai toujours plus joui de mes chagrins que de mes bonheurs », écrit Léautaud dans ses Propos d'un jour.

« Je n'ai vécu que pour écrire. Je n'ai senti, vu, entendu les choses, les sentiments, les gens, que pour écrire. J'ai préféré cela au bonheur matériel, aux réputations faciles. J'y ai même souvent sacrifié mon plaisir du moment, mes plus secrets bonheurs et affections, même le bonheur de quelques êtres, devant le chagrin desquels je n'ai pas reculé, pour écrire ce qui me faisait plaisir à écrire. Je garde de tout cela un profond bonheur. » (Léautaud, Journal)


Dans Passe-temps, faisant le portait de madame Cantili, il précise :

« J'ai toujours aimé les êtres originaux, bizarres, chimériques, singuliers. Ils sont pour moi le sel de la vie, autant qu'en sont l'horreur les gens qui ressemblent à tout le monde. J'aime leur fantaisie, leur folie. Je les suis quand je les rencontre dans la rue, je cherche à me renseigner sur eux, je voudrais les connaître et les fréquenter, je n'ai que dégoût pour ceux qui se retournent et rient sur leur passage. Ils ont encore pour me plaire qu'ils sont souvent très bons, bien qu'étant toujours très pauvres. N'est-ce pas curieux, cet assemblage si fréquent de l'originalité et de la bonté, alors que les gens qui se ressemblent par milliers sont, dans leur médiocrité, en général si égoïstes et si malfaisants ? Je rattache encore cela à tout ce qui sépare des êtres qui sont libres d'autres qui ne sont que des esclaves. S'habiller à sa guise, agir et vivre de même, sans souci des sots qui s'étonnent ou qui se moquent, c'est encore, dans un petit domaine, le signe d'un esprit libre. »

Philippe Delerm a publié en 2006 un très bel hommage à Paul Léautaud, qui porte justement le titre de... Et maintenant, foutez-moi la paix !, mais qui est une délicieuse invitation à découvrir Léautaud ou à passer quelques heures en sa compagnie avant de se plonger dans ses écrits.



6 commentaires:

Brigetoun a dit…

c'est un très cher ami. Je lui reproche juste un peu de fanatisme, même s'il s'en défend assez bien, dans son amour pour les chats.
Rue Campagne Première, ou boulevard Montparnasse, vous marchiez sur mes souvenirs d'étudiante en archi boulevard Rasapail pas mal d'années auparavant. Dommage que malgré des réticences et à son corps défendent le quartier devienne aussi "néo-bourgeois".

Anonyme a dit…

Je ne le connaissais pas cet auteur. Grâce à toi je vais bien noter ce nom pour plonger un jour dans ses ouvrages.

Brigetoun a dit…

Raspail et défendant, je suis incorrigible

Alcib a dit…

Oui, Brigetoun, j'ai pensé à vous en écrivant ce billet, sachant que vous connaissiez bien ce quarier de Montparnasse. Ce que j'ai constaté lors de ma dernière visite c'est que l'hôtel Carlton Raspail où j'ai vécu durant quelques mois dans une chambre de bonne sous les toits (qui avait tout de même une vue sur le boulevard Raspail et sur le rond-point Montparnasse-Raspail-Vavin-...), cet hôtel assez modeste à l'époque, est devenu un luxueux hôtel de la chaine Mercure. Récemment, j'ai établi un contact avec quelqu'un qui habite l'immeuble où j'ai passé les derniers mois à Montparnasse, rue Campagne-Première...

Alcib a dit…

Lancelot, si tu aimes la période des premières années du XXe siècle, le Journal et la correspondance de Léautaud te plairont. Il est de la génération de Gide, mais un individualiste et souvent insolent ;o) Il me fait penser parfois à Diogène.

Anonyme a dit…

livres et chats, voila un billet qui donne envie de lire Léautaud.
Chaque homme