samedi 11 juillet 2009

Un amour princier

« Tu n'es pas l'enfant des prières et des larmes, mais l'enfant de mon amour, de mes espoirs, de ma certitude. Tu n'es pas mort, tu n'as passé qu'un instant sur l'autre rive. Tu n'es pas un dieu, tu es le garçon que je suis, tu respires en moi, mon sang est le tien. Ce que j'ai, vraiment tu le possèdes. Ainsi que nous l'avions souhaité, nous serons désormais toujours ensemble, et c'est à moi de redire: « Que c'est beau: toujours !»

Ces derniers jours, ces dernières heures, j'ai souvent pensé à ces mots, ces phrases, les dernières lignes d'un roman qui a été déterminant pour moi à l'adolescence, comme il l'a été pour Alexander dans la sienne ; il s'agit, j'en ai parlé plusieurs fois déjà, du roman de Roger Peyrefitte, Les Amitiés particulières. Ce roman magnifique — certains diront que Roger Peyrefitte aurait dû s'en tenir à lui, mais il aurait été dommage de nous priver de La Mort d'une mère —, que j'ai lu durant les dernières années de mon adolescence, n'a pas seulement mis des mots sur ce que je vivais alors, il m'a permis aussi de découvrir la littérature, l'art, la culture de manière générale et, j'ose l'affirmer, il m'a proposé un art de vivre, un idéal. Un certain nombre d'années plus tard, Alexander a lu le même roman, avec le même émerveillement. Dans son cas, le livre ne lui ouvrait pas les portes de la culture puisqu'il est né dedans, mais il constituait tout de même une révélation, il lui proposait aussi un idéal. Je ne me souviens plus, si je l'ai su, quel âge avait Alexander exactement lorsqu'il a lu ce livre pour la première fois, le premier livre qu'il lisait en français, mais ce qui est certain c'est que depuis cette lecture, et sans négliger d’autres aspects de la vie, Alexander a lu énormément de livres puisqu'il lisait partout, dès qu'il avait une minute de libre, Alexander a adopté la loi de l'alternance : un livre en anglais, un livre en français.


Ces mots du roman de Roger Peyrefitte, ce sont ceux qu'adresse Georges, l'un des deux principaux personnages, au garçon qu'il aimait, Alexandre, qui s'est suicidé parce que les prêtres chargés de son éducation s'acharnaient à briser l'amour entre Georges et lui. Georges prononce ces mots au retour du service religieux (on a fait passer pour un accident le suicide du garçon ; il pouvait donc avoir accès aux sacrements). J'ai pensé à ces mots car ils étaient assez proches de ceux que, depuis quelques jours, j'adresse moi-même à un autre Alexander, le mien (qui, lui, ne s'est pas suicidé ; et, oui, Alexander est son prénom véritable — il en a bien d'autres, mais celui-ci est son prénom). Je sais que, dans la situation inverse, Alexander aurait pensé exactement aux mêmes mots, à cette citation tirée des Amitiés particulières. Nous évoquions souvent ce roman et, ces derniers jours encore, il m'avait dit qu'il voudrait discuter avec moi de certains aspects du roman ; comme pour tant d’autres projets restés orphelins, le temps a manqué. Je sais que le personnage de Georges l'agaçait un peu, cependant, avec son obsession de se prévaloir de son titre de « futur marquis » ; Alexander n'avait pas besoin d'un titre pour « vivre » vraiment, pleinement.

Le mot « enfant » revient deux fois dans ce court extrait. Alexander n'était plus un enfant, et moi non plus, mais il a conservé de l'enfance la capacité d'émerveillement devant tout, un insecte, un brin d'herbe, etc., ainsi qu'une infinie tendresse pour tout ce qui vit. D'ailleurs, 27, 72, 2, 7, Alexander n'accordait aucune importance à ces chiffres qui n’avaient pour lui aucun sens. Sur les papiers officiels, Alexander a 27 ans ; c'est ce que l'on publiera dans les journaux, c'est ce que, contrairement à sa volonté, on inscrira dans le marbre... Mais le véritable Alexander, celui que très peu d'entre nous avons le privilège de connaître, n'a pas d'âge. Il a quatre ans par moments, 7 ou 8 à d'autres, pour bien des gens dans la rue, il a 16 ans, pour ses amis, il a la sagesse des centenaires, pour son amoureux, il a tous les âges. Médecin sérieux et respecté, il savait être adulte responsable lorsqu'il le fallait ; en dehors du travail, il était l'enfant, l'adolescent, capable de s'amuser longuement avec rien, de passer des heures au musée ou dans les bibliothèques à poursuivre des recherches, à écrire son essai, ou d'organiser des jeux avec sa précieuse voisine et amie qui, à la retraite depuis plusieurs années, avait beaucoup de temps à consacrer à Alexander. L'âge n'avait donc pas d'importance, si ce n'était que les gens nés dans les mêmes années que lui ne présentaient pour lui pas beaucoup d'intérêt, sauf son cousin préféré avec qui il avait tissé, non pas une amitié particulière mais une solide affection renforcée par une tragédie qui les avait tous deux touchés au moment de leur adolescence.


L'enfant en lui ressemblait beaucoup au Petit Prince, sauf qu'il était moins impatient. Si nous faisions souvent allusion à des passages du livre de Saint-Exupéry, il m'arrivait rarement, en m'adressant à lui, de le désigner moi-même comme « mon » Petit Prince. Jusqu’à l’âge de quatre ans, avant de partir elle-même sur son étoile, en alternance avec « mon petit ange », sa mère l'appelait ainsi et quelques personnes de son entourage, celles qui l'aimaient le plus, ont continué de l'appeler ainsi et, dans ma correspondance avec une amie très proche d'Alexander, qui a pris la relève de sa mère en quelque sorte, je reprends parfois ce nom qui lui convient si bien à plus d'un titre. Je ne donnerai qu'un exemple de l'attention que ce garçon accordait aux choses, les plus simples comme les plus sérieuses, à tout ce qu'il touchait, tout ce qu'il faisait, tout ce à quoi il pensait.

Dès les premières conversations que nous avons eues sur MSN, et nous n'utilisions ni le micro ni la caméra, Alexander me disait que, pour venir me parler à l'heure convenue, il s'habillait tout spécialement pour moi. Je ne pouvais pas le voir et pourtant, il avait cette politesse exquise de soigner sa tenue vestimentaire, de choisir parmi ses vêtements ceux qui étaient davantage susceptibles de me plaire, et de se parfumer de cette eau de toilette que je retrouve encore dans des objets qui viennent de lui. Je ne le voyais pas à l'écran mais l'idée qu'il se faisait de notre conversation exigeait à ses yeux cette élégance morale et vestimentaire. Pour moi, c'était un signe supplémentaire de la qualité de ce garçon. Bien sûr, il a reçu une excellente éducation qui lui permettait d’être impeccable même dans les occasions les plus officielles, les plus protocolaires. Mais chacune de ses attentions provenait d’un élan spontané du cœur.


« Vous êtes celui qu’il cherchait depuis longtemps, celui qu’il attendait. Vous seul avez su le rendre heureux et embellir (malgré tout) la dernière année de son existence terrestre », m’écrivait celle qui, avec son frère, lui aura tenu la main jusqu’au dernier souffle. Je ne le cherchais pas, je ne l’attendais pas, car jamais je n’aurais osé imaginer qu’un garçon aussi extraordinaire pouvait exister. Jamais je n’aurais espéré qu’un tel garçon, dont le nom à lui seul pouvait ouvrir bien des portes, viendrait un jour frapper à la mienne en me demandant un peu d’attention et de tendresse et en m’offrant l’amour le plus total et le plus désintéressé. Il est impossible de douter un seul instant de son amour quand on sait que ses derniers mots ont été : « Je demanderai à Alcib. »


Si l’on voulait représenter par des livres les trois grandes étapes de sa vie, il faudrait choisir les trois livres les plus importants de sa jeune vie, trois titres essentiels à son cœur : Le Petit Prince pour l’enfance, Les Amitiés particulières pour l’adolescence et, pour sa vie de jeune adulte, Le feu du ciel, premier tome de la biographie d’Alexandre le Grand par Mary Renault. Il possédait quelques exemplaires de cette biographie en trois volumes. Il traînait surtout avec lui, partout où il allait, un exemplaire de poche de cette biographie lue trois mille fois plutôt qu’une ; il la connaissait par cœur… Depuis des années, il faisait des recherches sur le temps d’Alexandre le Grand, il était en correspondance avec des universitaires spécialistes de cette période afin de publier un jour son livre sur un aspect précis, jusqu’ici assez négligé par les biographes. Voilà un autre projet qui, comme son roman non publié, restera orphelin…


Alexander faisait ce matin sa dernière sortie, il participait à ses dernières activités terrestres. Mais je n’y étais pas, physiquement ; c'est extrêmement douloureux de voir partir celui que l'on aime et de ne pas être sur le quai pour lui dire un dernier au-revoir. J'ai toutefois la consolation d'y être dignement représenté par des amies très chères. Cette cérémonie des adieux ne l’intéresse pas lui-même, en ce moment ; il s’en serait très bien passé, préférant se dissiper dans le ciel comme la fumée d’un encens aimé. Pourtant, si familier lui-même de ces rituels de séparation, il sait leur importance pour ceux qui restent sur le quai… C’est déchirant de penser qu’il ne lui arrivera plus jamais rien sur cette Terre, qu’il ne sera plus jamais concrètement associé à quoi que ce soit que je puisse faire. Il n’en sera pas absent pour autant. Pour son dernier voyage, il aura emporté un peu de lecture : Le feu du ciel – Fire from Heaven –, bien entendu, puisqu’il ne le quittait jamais et, pour mieux penser à moi, son exemplaire en français du Petit Prince.

« Tu n'es pas l'enfant des prières et des larmes, mais l'enfant de mon amour, de mes espoirs, de ma certitude. Tu n'es pas mort, tu n'as passé qu'un instant sur l'autre rive. […] …et c'est à moi de redire : « Que c'est beau : toujours ! »

J'essaierai de conserver envers lui la même fidélité qu'il m'offrait, que nous avons assumée de part et d'autre, la seule qui lui était concevable, la fidélité indéfectible d'Héphaistion pour son Alexandre (qui ne fut pas toujours grand). Si un jour vous constatiez que ma route semblait dévier, je vous en prie, rappelez-le-moi.

Je l’entends me dire : « Ne sois pas triste ! Ne pense pas au fait que je ne sois plus là. Pense plutôt à tout ce que nous avons vécu ensemble. Je serai toujours près de toi. Ne l'oublie jamais. »

Tant que je vivrai il vivra en moi et tout ce que je ferai, je le ferai autant pour lui que pour moi.


6 commentaires:

Simeric a dit…

Même si je me fais rare dans les commentaires, je suis ton blogue depuis fort longtemps, et je voulais dire ma stupeur devant les derniers articles.
Sois sûr que même tes lecteurs discrets et qui ne te connaissent pas personnellement pensent aussi à toi...

Alcib a dit…

Simeric : Je te remercie de ta fidélité, car tu as suivi ce blogue depuis les premiers articles, je crois, sinon depuis 2005, depuis 2006 sûrement. J'avais découvert ton blogue grâce à une carte postale qui représentait un banc sur le mont Royal...
Je te remercie aussi de tes bonnes pensées. Tu fais partie des quelques lecteurs et lectrices qui ne laissent jamais de commentaires ; certains d'entre eux m'ont envoyé des messages personnels très émouvants.
Merci encore.
Alexander sera content ; il me dira : « Tu vois ! Les lecteurs de ton blogue sont plus nombreux et plus fidèles que ce que l'on pourrait penser ! »

Que ce soit au réveil ou au retour à la maison après une absence, les premiers gestes d'Alexander étaient toujours d'aller vérifier si je lui avais écrit et d'aller voir ce qu'il y avait de nouveau sur le blogue.
Il m'a demandé de le poursuivre car il continuera de le lire par-dessus mon épaule. Ce sera, dit-il, une autre façon d'avoir de mes nouvelles.

Lux a dit…

Moi aussi Alcib je continuerai à te lire avec attention et émotion, à cause de ta générosité et de ta sincérité. Tu écris souvent ce que je pense.
Et je pense aussi qu'il y a une certaine forme de continuité et de présence après la mort... Présence ressentie dans le coeur de ceux qui restent.
Amitiées,
Lux

Alcib a dit…

Lux : Merci de ta présence et de ta fidélité.
Comme tu peux le constater, j'abuse parfois, en privé, de ta capacité d'accueil. Je ne promets pas de pas recommencer ;o)
Fiat lux !

Les Pitous a dit…

Quel beau texte! Hélas, comme les mots que je pourrais t'adresser me semblent insuffisants pour exprimer ma sympathie envers toi!
Vincent

Alcib a dit…

Vincent Pitou : Merci, deux fois merci.