lundi 20 décembre 2010

Jacqueline de Romilly - 1913-2010

Les amis de la Grèce antique, des lettres classiques, sont en deuil. Je reproduis ici un article de l'Agence France-Presse.


1913-2010 - L'éminente helléniste Jacqueline de Romilly
rejoint ses « chers Grecs »


Photo : Agence France-Presse Bertrand Guay
Jacqueline de Romilly, photographiée en 2008 à l’occasion de l’hommage
qui lui était rendu par le gouvernement grec pour
sa «contribution exceptionnelle» à la littérature grecque


Associated Press 20 décembre 2010 Actualités culturelles

Paris — Elle a rejoint ses «chers Grecs», Thucydide, Hérodote, Eschyle, Euripide ou Sophocle. Première femme professeure au Collège de France, l'académicienne Jacqueline de Romilly avait lié sa vie à la Grèce antique, partageant ses émerveillements pour les trésors de sa littérature et la naissance d'idées majeures.

L'immense helléniste s'est éteinte samedi à l'hôpital Ambroise-Paré, à Boulogne-Billancourt, selon son éditeur, Bernard de Fallois. Elle avait 97 ans.

Toute sa vie, la philologue avait mené un combat en faveur de l'apprentissage des langues anciennes et de la connaissance des mots pour faire barrage à la violence de la société. À ses yeux, l'enseignement des humanités donnait la possibilité de «retrouver l'élan intérieur, la simplicité première et l'éveil».

Sa carrière est jalonnée de nombreux ouvrages sur les auteurs de l'époque classique (comme Thucydide et les tragiques) ou sur l'histoire des idées et leur analyse dans la pensée grecque, particulièrement la loi et la démocratie, la douceur, la psychologie.

En 1995, elle avait reçu la nationalité grecque, avant d'être nommée six ans plus tard ambassadrice de l'hellénisme. «J'ai beaucoup plus rencontré Périclès et Eschyle que mes contemporains, confiait-elle au magazine Lire à 91 ans. Ils peuplent ma vie, de mon réveil à mon coucher.»

Sa carrière

Née à Chartres le 26 mars 1913, la fille de Jeanne Malvoisin, auteure de romans et de contes, et de Maxime David, professeur de philosophie tué pendant la Première Guerre mondiale, se passionne très vite pour les lettres classiques. Alors au lycée Molière, elle obtient des prix de grec et de latin au concours général en 1930, première année où les filles peuvent concourir. «Rien par la suite ne m'a jamais rendue aussi heureuse», dira-t-elle plus tard.

Ses études la conduiront à Louis-le-Grand, à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm et à la Sorbonne. Et c'est un «hasard» — une lecture d'été — qui l'a-mènera à travailler sur Thucydide, historien du Ve siècle avant Jésus-Christ. «En phrases denses, chargées de sens, hautaines, subtiles, Thucydide pensait pour moi, en avant de moi», écrira-t-elle dans Pourquoi la Grèce? (1992).

Agrégée de lettres (1936), docteure ès lettres (1947), la jeune femme, qui épousera en 1940 Michel Worms de Romilly — dont elle divorcera — enseigne quelques années durant dans des lycées, puis se voit contrainte d'arrêter, le statut des juifs appliqué en octobre 1940 l'empêchant de dispenser des cours. La guerre finie, elle deviendra professeure de langue et de littérature grecques à l'Université de Lille (1949-1957), avant de rejoindre la Sorbonne de 1957 à 1973, date à laquelle elle sera la première femme nommée professeure au Collège de France, où sa chaire s'intitulera La Grèce et la formation de la pensée morale et politique.

En 1975, Jacqueline de Romilly sera aussi la première femme à devenir membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, qu'elle présidera en 1987. Et, huit ans après Marguerite Yourcenar, elle sera la deuxième femme à rejoindre, en 1988, l'Académie française.

«C'est incontestable, j'ai été gâtée, avouait-elle en 2007 au Point. J'ai eu la chance d'appartenir à une génération où les femmes accédaient pour la première fois au podium, où les portes s'ouvraient enfin.»

Sa connaissance de la Grèce ancienne lui vaudra des honneurs à l'étranger: elle est membre de nombre d'académies et docteur honoris causa de plusieurs universités en Europe, au Canada et aux États-Unis. Plusieurs distinctions lui seront décernées, dont le Grand Prix de l'Académie française (1984) et le prix Onassis pour la culture (Athènes, 1995).

La cause de l'enseignement

Le grand public la découvrira en 1984 à l'occasion de son passage à l'émission télévisée Apostrophes pour son livre intitulé L'Enseignement en détresse. Un cri d'alarme qu'elle ne cessera de lancer, fondant Sauvegarde des enseignements littéraires et Élan nouveau des citoyens, deux associations pour «réveiller les valeurs de la démocratie» et les «remettre au coeur du débat citoyen».

En 2007, cette femme à la formidable énergie avait signé un appel lancé aux candidats à la présidentielle pour dénoncer la «catastrophe éducative». «Pas très optimiste», elle espérait un sursaut, sinon, prévenait-elle, «nous allons vers une catastrophe et nous entrons dans une ère de barbarie».

Invitée à dévoiler son secret de jouvence, Jacqueline de Romilly se disait habitée par la «conviction» et portée par la «force» que cela procure. Mais la vieillesse est un «terrible combat», «tout se dégrade, se défait, pouah, affreux!», lançait la philologue, pratiquement devenue aveugle.

L'helléniste, qui «n'aimait l'histoire que dans la mesure où elle explique la littérature», se déclarait passionnée, dans les textes grecs, par «la rencontre avec la naissance de la pensée raisonnée» et «l'irruption de la lumière» dans «un monde encore confus et obscur».

En marge de ses ouvrages savants, Jacqueline de Romilly avait écrit des livres grand public, des nouvelles et un roman, Ouverture à coeur, à 75 ans. Dans l'un de ses derniers livres, paru en 2008, Sourire innombrable — des «mémoires pour rire» — elle évoquait sa mère avec tendresse. Un livre loin de la Grèce ancienne mais dont le titre même rappelait la puissance des liens qui l'unissaient à ses auteurs. À sa source, un vers d'Eschyle: «Le sourire innombrable de la vague marine».

Hommages

Le président Nicolas Sarkozy a salué sa mémoire, jugeant qu'avec elle s'éteint «une grande humaniste dont la parole nous manquera».

«Jacqueline de Romilly a contribué autant à l'édification intellectuelle des jeunes générations, à l'instruction du grand public par ses nombreux ouvrages, qu'à la libération de la femme par l'exemple qu'elle a donné de sa propre élévation», indique-t-il dans un communiqué.

Le ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand, a rendu hommage à «l'un des très grands esprits de notre temps».

«La Grèce aujourd'hui est en deuil, a indiqué le ministère grec de la Culture dans un communiqué. Dans des moments difficiles pour le pays, dont la réputation est souvent mise à l'épreuve, sa voix et son oeuvre furent déterminants pour mettre en valeur la culture grecque [...], notre pays a rarement eu de tels alliés.»

«C'est une perte pour notre pays», a estimé, sur France Info, l'historienne Hélène Carrère d'Encausse, jugeant que le meilleur hommage à lui rendre «serait d'attacher plus d'importance désormais à la langue grecque, dont elle a été le plus grand défenseur dans notre pays».

«Elle faisait la conquête de beaucoup de gens parce qu'elle était extrêmement simple, mais en même temps elle était assez ferme dans sa manière d'être, a écrit Bernard de Fallois. Elle désarmait par son espèce d'autorité naturelle. Elle avait ce mélange de simplicité, de sérieux et de gaieté des grands professeurs», a-t-il ajouté.

***
Avec l'Agence France-Presse

On peut en savoir davantage sur Jacqueline de Romilly

6 commentaires:

V à l'Ouest a dit…

Il me fait sourire, l'hommage de Sarkozy. Quand on connait son dédain pour la culture et son manque de goût pour la lecture, on peut être sûr qu'il ne savait même pas que cette femme existait...

Alcib a dit…

V à l'Ouest : Je pense comme toi à ce sujet. J'ai eu un mouvement de dégoût à l'idée de mettre le nom de ce type sur mon blogue, mais puisque je publiais sans le commenter l'article de l'Agence France-Presse, je ne me sentais pas le droit de le tronquer.
Évidemment, le président de la République n'est pas obligé de connaître les gens pour leur rendre hommage ; il a des conseillers, tout un personnel chargé de lui dire ce qu'il doit faire et d'écrire pour lui les mots qu'il prononcera. À la rigueur, on pourrait avoir dans cette fonction un parfait imbécile...
Je trouvais tout de même important que l'on sache que la France ne laissait pas partir cette femme exceptionnelle sans lui dire qu'elle manquera, du moins dans certains milieux, et qu'elle restera longtemps dans le coeur, dans l'esprit de très nmobreuses personnes.

RAnnieB a dit…

Un gros merci Alcib de partager cette belle culture que tu possèdes avec nous.

Je te souhaite un très joyeux Noel. Je garde mes voeux de bonne année pour te les offrir en personne :).

Chroniqueur a dit…

Personnellement, ce n'est pas tant l'hommage du président qui me fait sourire, que celui du ministre de la Culture; mais c'est ( vous l'aurez deviné ) un sourire jaune, cynique, sans pardon. À sa place, je me serais tu; le ridicule, parfois... Vous connaissez la suite :-)

Alcib a dit…

RAnnie : Je veux surtout retenir de ton compliment le mot « partage », qui te définit très bien aussi.

Je te souhaite aussi, et à tous les tiens, un très joyeux Noël.

À bientôt pour les voeux de bonne année, alors ;o)

Alcib a dit…

RPL : Merci du commentaire.
Tu as peut-être lu un hommage du ministre de la Culture plus long que les quelques mots cités par l'article car je ne parviens pas à comprendre ce qui a pu te faire rire jaune. L'article ne cite que quelques mots du ministre de la Culture ; ceux qu'il a exprimés sont certainement plus importants que ceux qui ont été cités.