samedi 6 décembre 2014

Désespérance

Dans les mois qui ont précédé son départ (je pourrais pratiquement, par cœur ou de mémoire, donner la date et l'heure de cette conversation), Alexander me disait qu'autour de lui la lumière n'était plus la même : les gens qui circulaient autour de lui, les maisons, les rues, les monuments, étaient les mêmes que la veille, mais l'éclairage en était différent, et il ne semblait plus reconnaître les liens familiers, affectueux, que la veille encore il entretenait avec eux.

J'étais attentif à ce qu'il me disait, mais bien plus encore aux émotions qui accompagnaient ces mots ; il n'avait pas besoin de me faire un dessin. J'avais d'autant plus de mal à trouver les mots justes que j'étais moi-même ébranlé par cette perception nouvelle qu'il exprimait, et surtout par ce qu'il pouvait ressentir. J'avais mal, mais je ne voulais pas le lui laisser sentir ; ce qui était pratiquement impossible, car Alexander devinait, sentait, ressentait tout ce que je pouvais penser ou ressentir. Un jour que j'étais angoissé et que je l'avais écrit à notre amie, « docteur Jane », elle m'avait immédiatement répondu : « Non, Alcib, je vous en prie, ne soyez pas angoissé, car Alexander le sentira. Imprégnez-vous de son amour pour vous ; exprimez-lui tout l'amour que vous avez pour lui mais, je vous en prie, ne soyez pas angoissé ».

Ai-je su trouver les mots, ce jour-là, pour le rassurer ? Je n'en sais rien. Peut-être pas si je ressens aujourd'hui encore toute la douleur de cette conversation. Je crois tout de même avoir réussi à l'apaiser en l'assurant que, moi, je n'avais pas changé, que j'étais là, avec lui, et que j'y serais encore le lendemain, les jours, les mois suivants, pour toujours, et que ni les nuages, ni les orages, ni quoi que ce soit, n'empêcheraient mon amour pour lui de grandir jour après jour.

J'ai aussi l'impression, ces jours-ci, que la lumière a changé, que l'éclairage sur les gens et sur les choses qui m'entourent, et sur tout ce qui compose ma vie intérieure, n'est plus le même. Et je ne sais à qui le dire, sinon à ce carnet que j'écris peut-être sur le sable du désert... Si au moins j'avais l'espoir d'y rencontrer un aviateur tombé du ciel sur son lourd engin, conversant avec un Petit Prince venu d'une autre étoile !


Mon amie Danielle, à qui je pouvais tout dire et qui, toujours, savait me faire sourire en parlant d'une certaine astéroïde, dans le voisinage de la B 612 ou Bésixdouze , est elle-même en route vers son étoile dans le ciel. J'espère que le voyage ne sera pas trop long ni trop difficile. Une autre amie merveilleuse, qui a connu son lot de difficultés ces deux ou trois dernières années, ne répond pas à mes demandes de ses nouvelles. Le silence en a enrobé un certain nombre d'autres, et ce n'est certes pas moi qui suis en droit de le leur reprocher.

Ces dernières semaines, de sérieuses inquiétudes ont monopolisé mon attention. Certaines conversations, certaines consultations, m'ont depuis partiellement rassuré. Certaines choses ont changé qui me forcent à modifier des habitudes de vie et, en soi, ce n'est pas réjouissant. L'automne tire à sa fin ; l'hiver est déjà à nos portes, mais ce n'est pas ce qui me préoccupe. Au delà des saisons, des températures plus froides et des périodes d'ensoleillement, quelque chose a changé en moi. Je ne reconnais plus avec ce qui m'entoure les liens familiers ; je ne me reconnais plus vraiment moi-même.

Après des semaines de stress, voici le temps de la détresse... Pourtant, la vie continue, comme si je n'y étais pas, et comme l'écrivait André Gide, « je reste seul sur la banqueroute de ma désespérance. »

2 commentaires:

Dr. CaSo a dit…

Tu n'es pas le seul de mes ami(e)s à exprimer ce malaise, en ce moment, ce sentiment de ne plus se sentir comme soi-même, de ne plus se reconnaître, et de se sentir complètement isolé. Je crois que le manque de lumière et de chaleur de ce moment de l'année se traduit ainsi à l'intérieur de nous: on manque de lumière (pour se reconnaître, se comprendre, et réaliser qu'on n'est pas si seuls que ça finalement) et on manque de chaleur (humaine).

Je crois sincèrement que la seule solution pour s'en sortir est d'essayer d'adoucir la solitude et le désespoir d'autres personnes qui ressentent la même chose. Faire le premier pas. Essayer d'être soi-même un peu de lumière et de chaleur pour quelqu'un d'autre, même un inconnu... je crois que c'est seulement comme ça qu'on se retrouvera soi-même et qu'on se reconnaîtra enfin.

Alcib a dit…

Dr CaSo : Merci de ton passage et de ton commentaire ; Je suis vraiment désolé du retard à le publier. Je ne comprends pas pourquoi je ne l'ai pas vu plus tôt.

Je connais en effet plusieurs personnes qui sont affectées par le manque de lumière dès qu'arrive l'automne.
Mais ce n'est pas vraiment mon cas : je suis heureux quand il y a du soleil, mais je ne suis pas malheureux lorsqu'il pleut ou qu'il y a du brouillard.
Un ciel gris qui durerait trop longtemps finirait sans doute par m'affecter, mais j'aime bien l'alternance... Alexander, lui, préférait la pluie au soleil, la nuit au jour ; nous nous entendions très bien, nous complétant l'un l'autre très souvent.

Non, ce qui m'affecte en ce moment, ce sont plutôt les ennuis de santé qui me sont tombés dessus, je dirais : sans prévenir. Et ce qui me dérange, c'est que la vie telle que je la concevais ne sera plus jamais la même et que l'avenir risque d'être moins long et moins glorieux que je le rêvais.

Je suis d'accord avec la solution que tu proposes, et je crois l'avoir souvent et longtemps mise en pratique moi-même... mais en ce moment, je sens, je sais que ce n'est pas la solution qui me convient.
Le malheur des autres ne me rend pas heureux ni me console. Pour pouvoir donner de soi, je crois qu'il faut d'abord être quelque chose, du moins avoir conscience de quelque chose en soi que l'on puisse partager.
Je veux bien donner ce que l'on me demande ou ce que je crois pouvoir donner dans telle ou telle circonstance, mais je n'ai pas vraiment le profil de Mère Teresa, et il m'arrive de penser que ce n'est pas très sain non plus. « Charité bien ordonnée commence par soi-même » n'est pas qu'un mot d'ordre pour les égoïstes, les égocentriques ; pour semer la joie, l'amour, autour de soi, il faut d'abord l'avoir en soi (du moins en puissance, en attente d'éclosion). J'admire ceux qui s'oublient totalement au service des autres ; Alexander était un peu comme cela, mais il avait besoin aussi de se ressourcer, de retrouver son chien, son chat, d'aimer et de se sentir aimé... Hélas, j'ai l'impression que la source est tarie, et je n'ai pas de chat et pas encore de chien ; « mon bulldog » rêvé ne me verra peut-être jamais : je suis triste pour lui tout autant que pour moi.