Dans les mois qui ont précédé son départ (je pourrais pratiquement, par cœur ou de mémoire, donner la date et l'heure de cette conversation), Alexander me disait qu'autour de lui la lumière n'était plus la même : les gens qui circulaient autour de lui, les maisons, les rues, les monuments, étaient les mêmes que la veille, mais l'éclairage en était différent, et il ne semblait plus reconnaître les liens familiers, affectueux, que la veille encore il entretenait avec eux.
J'étais attentif à ce qu'il me disait, mais bien plus encore aux émotions qui accompagnaient ces mots ; il n'avait pas besoin de me faire un dessin. J'avais d'autant plus de mal à trouver les mots justes que j'étais moi-même ébranlé par cette perception nouvelle qu'il exprimait, et surtout par ce qu'il pouvait ressentir. J'avais mal, mais je ne voulais pas le lui laisser sentir ; ce qui était pratiquement impossible, car Alexander devinait, sentait, ressentait tout ce que je pouvais penser ou ressentir. Un jour que j'étais angoissé et que je l'avais écrit à notre amie, « docteur Jane », elle m'avait immédiatement répondu : « Non, Alcib, je vous en prie, ne soyez pas angoissé, car Alexander le sentira. Imprégnez-vous de son amour pour vous ; exprimez-lui tout l'amour que vous avez pour lui mais, je vous en prie, ne soyez pas angoissé ».
Ai-je su trouver les mots, ce jour-là, pour le rassurer ? Je n'en sais rien. Peut-être pas si je ressens aujourd'hui encore toute la douleur de cette conversation. Je crois tout de même avoir réussi à l'apaiser en l'assurant que, moi, je n'avais pas changé, que j'étais là, avec lui, et que j'y serais encore le lendemain, les jours, les mois suivants, pour toujours, et que ni les nuages, ni les orages, ni quoi que ce soit, n'empêcheraient mon amour pour lui de grandir jour après jour.
J'ai aussi l'impression, ces jours-ci, que la lumière a changé, que l'éclairage sur les gens et sur les choses qui m'entourent, et sur tout ce qui compose ma vie intérieure, n'est plus le même. Et je ne sais à qui le dire, sinon à ce carnet que j'écris peut-être sur le sable du désert... Si au moins j'avais l'espoir d'y rencontrer un aviateur tombé du ciel sur son lourd engin, conversant avec un Petit Prince venu d'une autre étoile !
Mon amie Danielle, à qui je pouvais tout dire et qui, toujours, savait me faire sourire en parlant d'une certaine astéroïde, dans le voisinage de la B 612 – ou Bésixdouze –, est elle-même en route vers son étoile dans le ciel. J'espère que le voyage ne sera pas trop long ni trop difficile. Une autre amie merveilleuse, qui a connu son lot de difficultés ces deux ou trois dernières années, ne répond pas à mes demandes de ses nouvelles. Le silence en a enrobé un certain nombre d'autres, et ce n'est certes pas moi qui suis en droit de le leur reprocher.
Ces dernières semaines, de sérieuses inquiétudes ont monopolisé mon attention. Certaines conversations, certaines consultations, m'ont depuis partiellement rassuré. Certaines choses ont changé qui me forcent à modifier des habitudes de vie et, en soi, ce n'est pas réjouissant. L'automne tire à sa fin ; l'hiver est déjà à nos portes, mais ce n'est pas ce qui me préoccupe. Au delà des saisons, des températures plus froides et des périodes d'ensoleillement, quelque chose a changé en moi. Je ne reconnais plus avec ce qui m'entoure les liens familiers ; je ne me reconnais plus vraiment moi-même.
Après des semaines de stress, voici le temps de la détresse... Pourtant, la vie continue, comme si je n'y étais pas, et comme l'écrivait André Gide, « je reste seul sur la banqueroute de ma désespérance. »