mardi 22 décembre 2015

Déchirements

Ce soir, ou plutôt en ce début de nuit, j'ai le cœur en lambeaux.

Rupert est une merveilleuse petite boule de poils et d'amour. Avant même d'aller le chercher, je me représentais le déchirement que ce devait être pour lui et pour sa mère lorsque je le prendrais pour le ramener chez moi. J'avais exprimé mon émotion à l'éleveur et il m'avait rassuré en me disant qu'il séparerait déjà le chiot de sa mère quelques heures avant mon arrivée, ce qu'il a fait. Après les formalités d'usage, Rupert est venu dans mes bras et m'a suivi, comme s'il m'avait lui-même choisi comme compagnon de vie. La mère était à l'extérieur et, pour regagner la voiture, je devais passer devant elle ; elle s'est approchée de moi et voulait sentir son chiot ; je me suis penché avec le chiot vers elle : leurs museaux se sont collés l'un contre l'autre durant de longues secondes, et je suis parti sous le regard ému d'une mère désormais sans enfants (les autres chiots étaient partis la veille).

Toute la semaine, je me suis appliqué à créer pour ce petit être un climat accueillant, chaleureux, essayant de lui faire oublier le plus rapidement possible que sa mère, ses frères et ses sœurs n'étaient plus là, étant attentif à ses moindres besoins, ses moindres soupirs, ses plus légers pleurs... J'ai appris à décoder assez bien son langage pour savoir s'il exprimait un besoin ou un simple caprice, la nécessité de satisfaire une fonction naturelle ou l'envie d'avoir un peu d'attention et, en général, j'ai su y répondre adéquatement avec tout l'amour possible pour un petit être ardemment désiré et qui dépend de soi.

J'ai su gagner sa confiance et l'« abandonner » durant de longues minutes sans qu'il se mette à gémir. Toute la journée, il a su s'amuser seul ou dormir lorsque j'étais occupé ; j'ai même pu aller manger au restaurant en début d'après-midi sans qu'il manifeste la moindre inquiétude. Ce soir, par exemple, il a passé la soirée sur mes genoux, comme un petit ange, pendant que j'étais au téléphone. Si je ne l'avais pas « dérangé » pour lui faire « prendre l'air » avant la nuit, il serait sans doute encore bien sagement allongé sur mes cuisses.

En rentrant de cette courte sortie au petit parc au coin de ma rue, évidemment, il a voulu jouer, en y mettant de plus en plus d'enthousiasme. Je voulais modérer ses ardeurs, calmer son excitation, mais il était résolu. On ne dit pas facilement « Non » à un bulldog ; quand il a quelque chose en tête, le corps suit avec force et persistance. Et puis il ne comprend pas toujours, pas encore, ce que signifie ce « Non » ; j'arrive cependant à le distraire et à lui faire faire autre chose que l'obsession qu'il a en tête.

Ce soir, cependant, j'ai dû faire preuve d'une plus grande autorité, le saisir par le cou et l'obliger à se soumettre, en le tenant couché par terre, le temps de retrouver son calme. C'est ce qu'aurait fait sa mère ou un autre chien, de même qu'un éducateur canin digne de ce nom, pour lui enseigner ce qu'ils ne tolèreront pas de sa part. Il ne s'agit pas de punition, mais d'autorité et de fermeté. Normalement, cela se fait naturellement, sans émotivité, sans agressivité surtout. Mais c'est là que, pour ceux qui aiment leur chien, la situation devient bouleversante : pour le bien du chien lui-même et pour établir une saine relation pour l'avenir, il faut parfois mettre de côté ses sentiments pour accomplir sans état d'âme son devoir.

Mais il est difficile de tenir au sol pour le calmer un petit être que l'on aurait irrépressiblement envie de serrer dans ses bras et d'embrasser. Et, une fois le calme revenu (ça se fait très vite : en quelques secondes ou moins d'une minute), il faut le laisser intégrer la leçon, l'ignorer durant quelques minutes. Mais comment rester insensible aux gémissements d'un petit être si attendrissant qui ne demande qu'à être rassuré sur l'affection qu'on lui porte, surtout après une manifestation d'autorité ? J'ai dû lui tourner le dos, alors que je mourrais d'envie de le prendre dans mes bras, de lui dire que je l'aime... Il a fini par regagner son coussin au fond de sa cage (toujours ouverte) et il s'est endormi. Et moi je reste seul avec le cœur déchiré, et une immense envie de pleurer...

5 commentaires:

Alcib a dit…

Après avoir terminé la rédaction de ce billet et m'être endormi devant mon écran, Rupert s'est réveillé de lui-même, a demandé de l'eau, puis a voulu venir sur moi. Je n'ai pas pu résister : davantage pour moi que pour lui, je l'ai soulevé et je me suis assis sur le fauteuil le plus près. Rupert a vite trouvé la place et la position qu'il trouvait confortables, et il s'est aussitôt rendormi sur mes genoux... Et je me suis endormi aussi. Mais il a fallu le réveiller pour le remettre là où il devrait dormir : sur son coussin, dans sa cage ouverte sur un petit enclos temporaire que je lui avais aménagé pour son arrivée.

patquébec a dit…

Ce chien semble avoir beaucoup de chance de t'avoir trouvé sur son chemin :)
Difficile de ne pas faire le parallèle avec un enfant en lisant ton récit.
L'éducation est une tâche difficile.

Alcib a dit…

Salut Patquébec ; merci de ce gentil commentaire.
Entre lui et moi, je ne sais pas qui a le plus de chance. J'ai eu tout au moins la chance de voir rapidement, au bon moment, l'annonce d'une nouvelle portée chez cet éleveur. Les chiots partent généralement assez vite ; ou plutôt : les réservations se font dans les jours suivant l'annonce de leur naissance.
Quant à sa chance a lui, j'espère que tu auras raison. J'essaierai d'être pour lui le meilleur parent possible, puis le meilleur ami.
J'ai un excellent modèle, une inépuisable inspiration.
Tu as raison : c'est un peu comme d'élever un enfant. C'est très exigeant. Les bulldogs sont des chiens têtus, qui ont une excellente mémoire (du moins pour certaines choses) : ce qui est autorisé un jour l'est, pour eux, toujours, pour le reste de la vie. Je dois toujours être conscient que ce que je lui permets aujourd'hui, il voudra probablement le retrouver toujours. C'est l'une des raisons pour laquelle je voulais un chiot : s'il prend de mauvaises habitudes, c'est moi qui en serai responsable. Et s'il apprend de bonnes choses intéressantes, je serai aussi entièrement responsable.
Jusqu'à maintenant, je crois avoir résisté à pas mal de tentations.
Par exemple : il n'a jamais dormi dans mon lit. Plus tard, on verra, mais pour l'instant, c'est non. Il n'est encore jamais venu dans ma chambre.
Pourtant, Alexander n'aurait pas dormi sans son chien sur son lit. Et je trouvais cela absolument adorable... pour eux.

J'espère que tu passes de bonnes fêtes.

Julie GravelR a dit…

Cher Alcib!
Je vois que tu t'es trouvé un bon compagnon de vie! Je pense aussi qu'élever un chien demande beaucoup de discipline pour l'humain. J'en serais, je crois, incapable. Les chats me conviennent mieux! Et encore, ceux qui partagent ma vie étaient "usagés" lorsque je les ai adoptés. Il est très beau, en tout cas.
Je t'embrasse et te souhaite une très belle année 2016.

Alcib a dit…

Chère Julie. Oui, il y a quelques années que je voulais un bulldog, et ces derniers temps, les astres étaient favorables.
Rupert est vraiment adorable. Si je demandais quelques dollars à tous ceux qui veulent le toucher, le photographier, je serais très riches en quelques semaines :o)
Je suis conscient qu'il fat beaucoup de discipline, mais la présence d'un chien comme Rupert est en soi une énorme motivation à la discipline, pour lui et pour moi. Je me sens un bon parent, aimant et responsable. Et je continue d'apprendre.
À mesure que Rupert grandira, je suis persuadé que nous deviendrons de plus en plus complices et amis.