jeudi 6 juillet 2006

Quatre jours loin de chez moi... (2e partie)

Plus tard, vers la fin de la journée de ce ce même samedi 1er juillet, le mystérieux chirurgien est apparu aussi subtilement qu'il était disparu un peu plus tôt. Sans transition, à la manière des enfants et des grandes personnes qui ont conservé la même pureté, je l'entendis prononcer ces mots comme dans un souffle : « Nous allons opérer. Ce sera probablement dimanche matin, vers neuf heures. » Voyant à mon expression et à mon calme que je ne m'y opposerais pas, il est reparti, me laissant aussi songeur que si j'étais devenu moi-même l'un des personnages de ces contes où les messagers apparaissent et disparaissent sans laisser de trace. Je ne prétendrai pas que le chirurgien en question était l'archange Gabriel ; au lieu de m'annoncer qu'on allait m'inséminer un être de chair, on venait de m'apprendre qu'on allait m'en enlever un morceau.

Loin de m'inquiéter, la nouvelle m'intriguait. Je trouvais que depuis la veille, sans que j'aie fait quoi que ce soit pour qu'il en soit ainsi, ma vie avait pris une tournure intéressante. Je n'étais plus le maître à bord, qui acquiesce ou qui rejette ce qu'on lui propose ; ou plutôt : je m'abandonnais totalement à ce qui m'arrivait. Tout le monde autour de moi (les médecins, les infirmières, les préposés) semblait savoir ce qu'il faisait et ils me semblaient tous avoir à coeur mon plus grand bien, celui de faire en sorte que la douleur avec laquelle j'étais arrivé ne soit plus là à mon départ et ne revienne plus jamais. Sans inquiétude et sans question superflue, je m'abandonnais en toute confiance et je prenais plaisir à découvrir au fur et à mesure ce qui m'arrivait. Je ne dirais pas que j'observais tout cela avec le regard objectif du journaliste ou avec la curiosité du scientifique ; j'étais plutôt amusé d'être au centre d'une expérience dont j'étais l'objet principal. Que je ne sois pas l'objet d'une expérience unique ne me touchait pas du tout, que d'autres aient vécu cela avant moi ne m'importait pas (j'en étais plutôt rassuré) ; ce que je trouvais intéressant, c'était que cela m'arrive à moi.

Ayant retrouvé mon lit-voiture, sur lequel on me transportait d'une salle, d'un étage, d'un pavillon à l'autre, je repris la direction de l'urgence, toujours aussi bien conduit par un jeune homme ou une jeune fille qui devrait donner des leçons de conduite à nos automobilistes aussi irrespectueux qu'irresponsables. Arrivé à l'urgence, on me dit qu'on allait m'installer dans un coin un peu plus tranquille ; quand j'y fus, je me suis rendu compte que j'étais toujours à l'urgence, mais dans l'une des salles d'observation. On m'installa au bout d'une pièce ; à ma gauche, il y avait donc un mur et, à ma droite, trois voisins, séparés les uns des autres par un rideau. Je me reposai un peu puis, m'étant fait une idée des lieux, j'entrepris d'aller explorer un peu, question de passer le temps et de voir ce qui se tramait autour. Grâce aux injections de morphine, je ne ressentais plus de douleur. Un infirmier avait senti que je n'avais pas envie de rester toujours au lit ; il m'offrit une deuxième de ces blouses sans bouton qui laissent à découvert les fesses de tous les patients, riches ou pauvres, beaux ou laids ; j'enfilai la deuxième blouse par-dessus l'autre, mais avec l'ouverture en avant cette fois : je pouvais alors circuler sans devoir tenir les bords de la blouse pour éviter qu'elle ne s'ouvre trop grand. Puis ce fut l'heure du repas. Comme j'avais fait tous les tests possibles, je n'avais plus besoin d'être à jeun. J'ai donc eu droit à une soupe légère, à une assiette de boeuf au jus avec une purée de carottes et des haricots jaunes, puis à une crème caramel avec du thé (ou ce que l'on appelle du thé dans les hôpitaux : une tasse de plastique contenant de l'eau chaudasse dans laquelle on dépose soi-même un sachet de poussière de thé). À l'exception du thé, le reste était bon et comme je n'avais pas mangé depuis vingt-quatre heures, j'étais content.

La soirée s'est passée un peu comme avant le repas. J'alternais les promenades dans les couloirs environnants et les périodes de repos où, allongé sur mon lit, j'écoutais les conversations des voisins, essayant de comprendre pourquoi ils étaient là, qui ils étaient... Puis, la fatigue aidant, mes périodes de repos et de sommeil étaient de plus en plus longues, interrompues parfois par la visite d'une infirmière ou d'une technicienne venant chercher des renseignements pour mon dossier de candidat à la chirurgie. À vingt-trois heures, alors que je dormais, je sentis que mon lit commençait à bouger ; le préposé qui ne voulait pas me réveiller m'annonça qu'on m'avait trouvé une place dans une chambre, au quatrième, et qu'il allait m'y conduire. En arrivant dans la chambre, je vis un jeune homme qui se tordait de douleur sur un lit auprès duquel on allait rouler le mien. Le préposé prononça quelques mots d'excuses à l'intention du jeune homme, qui ne semblait pas trop conscient de ce qui se passait autour de lui ; il avait assez de sa souffrance pour ne pas avoir à s'intéresser à celle des autres. Toute la nuit, je l'entendis gémir, pleurer, vomir, crier son découragement devant cette souffrance qui ne le quittait pas, en dépit de tous les médicaments qu'on lui faisait ingurgiter. J'appris le lendemain qu'il souffrait ainsi depuis deux semaines, seul chez lui, et qu'il venait de se décider à se rendre à l'hôpital. Les derniers tests révélaient que, depuis quelques semaines, il était porteur du VIH ; la fièvre était haute (sa température se maintenait autour de trente-neuf degrés), la migraine était constante et insupportable et les nausées ne lui laissaient pas beaucoup de répit. Je me considérais heureux de n'avoir malgré tout qu'un léger problème dont on allait bientôt me débarrasser.

À six heures, on vint me donner des médicaments, me faire des injections, me donner quelques instructions pour me préparer à la chirurgie. J'écoutais attentivement tout ce qu'on me disait et je suivais à la lettre les instructions, comme l'élève docile que j'ai d'abord été... avant de devenir le doux délinquant que je suis. Je devais être à jeun. Je fis ma toilette et je restai allongé dans mon lit en attendant que l'on vienne me chercher. À neuf heures, on commença à s'affairer : on m'attendait à la salle d'opération et l'infirmière devait encore me donner une injection, ce qu'elle fit dans le couloir alors que, sur mon lit roulant, j'étais en route vers un autre pavillon, où j'avais rendez-vous avec mon mystérieux personnage.

On me fit emprunter plusieurs couloirs, quelques ascenseurs ; puis je franchis plusieurs portes ; de plus en plus la température des couloirs était froide. Finalement, on m'immobilisa dans un grand hall ; une femme charmante vint me voir, se présentant comme l'anesthésiste, me posa quelques questions pour évaluer les difficultés et les risques qui pourraient se présenter. Pendant ce temps-là, j'avais entendu dans les hauts-parleurs qu'on avait appelé mon chirurgien ; fidèle à son personnage, il arriva comme sur un nuage ; je le vis devant moi, debout, silencieux, les bras croisés, un léger sourire aux lèves qui semblait dire : « Comment, vous m'avez appelé et vous n'êtes pas prêts ? » L'anesthésiste murmura un bref : « Plus qu'une minute, Docteur X. » Puis on me conduisit dans un salle blanche, immaculée, éclairée comme s'il devait s'y passer quelque chose d'important. C'est assez impressionnant, une salle d'opération, surtout quand on la regarde d'en bas. L'anesthésiste et son assistante s'amusèrent en me faisant la conversation et, étrangement, j'avais toujours ce sentiment de me trouver dans un conte. L'anesthésiste, d'un air taquin, demanda à son assistante si elle n'avait pas remarqué qu'il manquait quelque chose dans cette salle d'opération. « Quoi donc ? », osa candidement l'assistante. « Un masque pour le patient », finit par répondre l'anesthésiste, en riant. On trouva le masque, qu'on m'appliqua sur la bouche et le nez en me disant qu'on allait m'injecter des médicaments avec de l'oxygène et en me demandant de penser à quelque chose d'agréable ; durant quelques secondes, j'eus le temps de penser à quelques personnes que j'aime, puis... à la Provence et... plus rien.


Je me réveillai dans une autre salle ; pendant quelque temps, je crus que le conte était terminé. J'éprouvais quelques douleurs, au cou, aux épaules ; ce n'étaient que des tensions. J'étais un peu impatient et la personne qui était chargée de me surveiller avait beau répéter que c'était normal après une anesthésie, une opération, je ne comprenais pas pourquoi elle ne s'empressait pas de me soulager, de me masser le cou, les épaules. Enfin, on vint me chercher pour me conduire à ma chambre, où j'ai passé le reste de la journée à dormir, à répondre aux questions des infirmières, à faire ce que l'on me demandait de faire, à prendre ce que l'on me donnait. Puis j'appris que je pouvais aussi demander si je voulais quelque chose ; si j'avais mal, il ne fallait pas attendre que la douleur soit trop grande ; il fallait le dire et on me soulagerait aussitôt. « Soulager », cela semble le mot magique de tout le milieu médical ; tout le monde l'emploie. Je n'en abusai point, mais j'eus ma part de soulagement.

Suite et fin au prochain épisode.

mardi 4 juillet 2006

Quatre jours loin de chez moi... et pourtant si près.

Il m'est arrivé ces jours derniers ce qui ne m'était jamais arrivé auparavant, du moins durant plusieurs jours d'affilée. Pendant quatre jours et quatre nuits, sans que je l'aie auparavant décidé, j'ai été pris en charge. Moi qui jongle avec le temps et les énergies disponibles, qui passe la plus grande partie de mon temps à planifier, organiser et contrôler (il faut bien vérifier si les résultats sont à la hauteur des efforts fournis), j'ai renoncé vendredi soir, provisoirement, à ce pouvoir précieux que j'exerce sur moi-même, et à celui de stimuler le plus possible mes neurones et ceux de quelques personnes qui ont accepté de travailler avec moi à l'atteinte de certains objectifs.

Pendant quatre jours, je n'ai plus eu besoin de planifier, d'organiser ; plus besoin de penser à ce que j'allais faire de mes longues journées et des mes courtes nuits. On le faisait pour moi. Du réveil au coucher, du coucher au réveil (sans fin, autrement dit), ma vie était prise en charge (je ne dirais pas forcément que tout ce qui compose normalement ma vie était pris en charge, mais au fond, ce qui ne l'était pas n'avait plus beaucoup d'importance). J'ai passé quatre nuits et quatre jours dans ce qui est sans doute le plus grand et le plus ancien « hôtel » de Montréal. Moi qui aime bien les vieilles pierres, j'étais bien entouré. Et puisque j'aime aussi la verdure, les parcs, les jardins, je dois dire que j'ai été comblé sur ce point aussi.

J'étais rentré chez moi jeudi soir après ma journée de travail, heureux de profiter encore de quatre jours de liberté (je ne travaille pas le vendredi et le lundi était, pour moi, férié) ; en rentrant, jeudi soir, je m'étais arrêté à la Grande Bibliothèque prendre quelques livres qui, durant ces quatre jours de liberté, allaient alimenter mes réflexions et nourrir mes projets de stratégies... Voìlà qui était bien planifié. Mais souvent, certains diront : toujours, l'inattendu arrive.

Alors que je commençais à travailler sur certains dossiers, vendredi matin, j'ai commencé à me sentir mal. Je ne savais pas ce que j'avais au juste, mais je ne me sentais pas bien. En regardant l'heure, je me suis rendu compte qu'il y avait déjà quelques heures que j'avais pris mon petit déjeuner, bien arrosé de thé noir ; je me suis préparé un peu de poulet froid, une salade d'épinards, un fruit. J'ai mangé, assez rapidement, et je me suis remis au travail mais, plus le temps passait, plus le malaise ressenti plus tôt s'imposait. J'essayais de lui trouver une cause probable et de lui apporter une solution appropriée. Je ne m'occupe pas toujours assez bien de mon corps et je néglige la plupart du temps les signaux qu'il m'envoie, mais il m'arrive de le comprendre assez bien et de lui donner ce qu'il réclame. J'avais beau faire, être aux petits oignons avec lui, ce vendredi, on dirait qu'il avait décidé de me bouder et de ne rien accepter de ce que je lui offrais. Plus le temps passait, plus je m'inquiétais, car je savais que les ressources disponibles en cas de besoin, allaient se faire rares : les commerces allaient fermer, les amis aller dormir, etc. Heureusement, un copain de Paris, à qui je n'avais pas parlé depuis plus d'un an, a eu la bonne idée de m'aborder sur MSN et de demander de mes nouvelles ; je n'ai pas pu lui cacher qu'à ce moment précis j'étais un peu inquiet. Il m'a conseillé ce que j'aurais aussi conseillé à un ami, mais les conseils que l'on donne sont tellement plus intéressants que ceux que l'on reçoit. Comme il était déjà tard à Paris et qu'Édouard était très fatigué, il m'a demandé de suivre son conseil et de lui envoyer un message aussitôt. Édouard est allé se coucher et... moi de même. Sauf que le sommeil ne venait pas si facilement ; j'avais beau faire semblant de ne pas vouloir dormir, comme je fais parfois, pour arriver à dormir comme si je ne le voulais pas, le malaise n'avait fait qu'augmenter et s'était transformé en douleur réelle.

Je me suis donc décidé à composer ce numéro que l'on garde sous la main en espérant n'avoir jamais à s'en servir... On m'a vite posé quelques questions très claires auxquelles on voulait des réponses aussi nettes ; puis, en moins d'une minute, on avait saisi le besoin et on m'a dit : « Ne bougez pas, on vous envoie une limousine... euh : une ambulance ». « D'accord, dis-je, je m'habille. » « Pas du tout ! Ne faites rien du tout ! Installez-vous le plus confortablement possible et attendez ; les ambulanciers seront là dans deux minutes. » Ne le répétez pas, et ne faites surtout pas comme moi si jamais on vous envoie une limousine... une ambulance (je n'arrive pas à me faire à ce mot) ; je me suis habillé, j'ai pris mes clés et j'ai attendu les ambulanciers à la porte de l'ascenseur. En me voyant, ils ont cru que je les avais appelés pour quelqu'un d'autre, puisque je n'avais pas l'air mourant, mais ils ont bien voulu me conduire, non sans faire rapidement quelques vérifications et sans me demander où je voulais aller. J'ai opté pour le plus près, à trois pas de chez moi ; on a vérifié et on voulait bien m'y accepter : on m'a donc conduit à l'Hôtel-Dieu.

Comme il s'agissait d'une longue fin de semaine et qu'en plus, avec le début du Festival du Jazz de Montréal et de toutes les célébrations qui se déroulent en ce moment à Montréal, j'ai cru que les urgences de tous les hôpitaux de Montréal, surtout ceux du centre-ville, allaient déborder d'accidentés et de blessés de toutes sortes, d'intoxiqués à toutes les substances ; ce n'était pas le cas. L'urgence de l'Hôtel-Dieu était relativement calme et on s'est vite occupé de moi ; j'ai eu le temps de me dire que toutes ces horreurs que l'on raconte sur les urgences, ce n'est donc pas toujours vrai, si ce l'est parfois. Deuxième agréable surprise : le médecin qui est venu m'examiner sommairement était... celui-là même qui m'avait soigné durant plusieurs années. Il m'a évidemment reconnu et nous avons échangé quelques nouvelles (l'état de la situation le permettait ou, en d'autres mots, le temps que l'on prend à établir des relations cordiales avec les autres n'est jamais perdu).

Je n'ai évidemment pas dormi cette nuit-là. Après la vérification des signes vitaux (tension, température, pouls), j'ai eu droit à des radiographies puis à des échographies. Bien entendu, on m'avait rapidement fait une injection de morphine pour contrôler la douleur qui était devenue difficilement tolérable. Plus tard, en après-midi, on a fait venir spécialement pour moi la technicienne en médecine nucléaire afin de faire d'autres tests qui allaient permettre de confirmer ou d'infirmer les tests précédents. Par moments, il y a eu jusqu'à trois médecins présents en même temps. De quoi me rassurer ou, au contraire, m'inquiéter ; je me sentais néanmoins entre bonnes mains. Je n'aime pas beaucoup l'idée de m'allonger sur une planche à repasser et que l'on me fasse ainsi entrer dans ce qui pourrait ressembler à un cercueil (quand je serai mort, ça me dérangera probablement moins), mais la médecine nucléaire constitue un réel progrès et on ne peut pas refuser de s'y soumettre. L'ennui, c'est que je suis quelque peu claustrophobe et l'obligation de rester totalement inerte sur une minuscule planche inconfortable durant une heure et demie n'avait rien pour me faire rire, même si la jeune femme qui me torturait était on ne peut plus gentille, m'expliquant tout ce que je ne songeais même pas à lui demander. Il faut dire qu'avant de me faire passer ainsi très précisément quatre-vingt-dix minutes dans cette machine qui faisait son cinéma à raison de quatre-vingt-dix séquences d'une minute, on m'avait injecté un liquide luminescent qu'on a fait suivre de morphine pour forcer l'organisme à révéler ses secrets.

Quelques minutes après avoir donné à la science une série de photos de mes organes internes, j'ai vu apparaître devant moi un médecin, qui avait l'air de s'arrêter là comme en passant, pour me faire la conversation ; j'ai vite compris, à sa voix suave, à ses lunettes très distinguées et à la qualité de son bronzage, que je n'avais pas affaire à un urgentiste : le docteur en question était chirurgien. « Vous allez donc m'enlever un morceau ? », lui ai-je alors demandé. « Pas forcément », m'a-t-il répondu. « J'ai regardé rapidement les résultats des tests, mais je ne suis pas absolument certain encore de ce qu'il faut faire ; il y a plus d'un scénario possible. Nous en reparlerons. » Et il m'a quitté comme il était venu, comme un personnage enchanté dans un conte pour enfants ou pour adultes attardés.

La suite au prochain épisode (mercredi ou, plus probablement, jeudi).