Ceux qui écrivent ont parfois peur de la page blanche, de même que certains peintres peuvent craindre la toile blanche. Jean Cocteau a eu l'idée d'écrire un
Livre blanc et de le publier sans nom d'auteur ; il faut dire que son livre n'avait rien de blanc, si ce ne sont les marges autour du texte et des dessins pour le moins explicites. Quelqu'un, ces dernières années, a eu l'idée de publier un nouveau livre blanc, sous une couverture imprimée, mais ne contenant que des pages entièrement blanches ; il laisse ainsi à chacun la liberté de créer son propre roman. En peinture, les tableaux blancs se vendent très cher. C'est qu'au fond il faut autant de talent pour peindre en blanc une toile que pour la peindre en noir ; j'espère bien que
Pierre Soulages serait d'accord avec moi. Ce n'est certes pas
Kasimir Malevitch qui me contredirait, lui qui peignait en 1918 ce tableau intitulé
Carré blanc sur fond blanc :
Chacun est libre d'interpréter comme il veut l'oeuvre d'art qu'on lui présente. La question du
rôle du spectateur dans l'art mérite réflexion... Selon la théorie de l'« oeuvre ouverte » chère à Umberto Eco, chaque spectateur contribue en quelque sorte à la création de l'oeuvre dans la mesure où il va vers l'oeuvre, tente un dialogue...
« Toute œuvre d'art alors même qu'elle est une forme achevée et close dans sa perfection d'organisme exactement calibré, est ouverte au moins en ce qu'elle peut être interprétée de différentes façons, sans que son irréductible singularité soit altérée. Jouir d'une œuvre d'art revient à en donner une interprétation, une exécution, à la faire revivre dans une perspective originale. » Umberto Eco
Certains artistes, comme la plupart des enfants, ne peuvent voir une page blanche (ou un mur) sans vouloir immédiatement y appliquer de la couleur. Il y a des adultes qui, ayant sans doute conservé leur âme d'enfant, ont des réactions spontanées qui les poussent à mettre de la couleur et même leur marque personnelle sur ce qu'ils considèrent comme une page blanche qui leur est offerte.
C'est le cas d'une jeune femme qui se dit artiste, venue de Lou Martegue (ou : Martigues pour ceux qui ne parlent pas la langue de Mistral) pour admirer (?) les oeuvres de la Collection Lambert exposées au musée d'art contemporain d'Avignon (ou serait-ce à l'hôtel de Caumont ?). Apercevant un tryptique blanc de l'artiste Cy Twombly, inspiré du
Phèdre de Platon, cette femme, soi-disant artiste, n'a rien trouvé de mieux que de poser sur la toile blanche ses lèvres grassement peintes d’un rouge vif de marque Bourjois.

Poursuivie par la galerie pour avoir endommagé une toile estimée à deux millions d'euros, une oeuvre de 1977, Rindy Sam a refusé hier de reconnaître sa culpabilité. Elle assume son geste mais refuse d'admettre qu'elle a causé quelque dommage que ce soit. Elle affirme que son geste était spontané ; je suppose qu'il faut interpréter ce geste spontané comme un immense déclaration d'amour. Pour le propriétaire du tableau, il s'agit plutôt d'un viol et j'aurais tendance à penser comme lui.

Personnellement, j'ai horreur de ces personnes qui, sous prétexte de spontanéité, donc de vérité, d'authenticité, se croient tout permis. Faudrait-il alors considérer comme spontané, donc authentique, l'amour du pédophile pour la petite fille ou le petit garçon qui se trouve sur son chemin ? Et comment cette artiste spontanée interpréterait-elle mon geste si, la croisant dans les rues de Martigues (autre belle ville de Provence que j'aimerais visiter prochainement) et, réagissant dans un grand élan spontané, je lui marquais spontanément la joue au fer rouge comme on fait avec le bétail ?

La restauration du tableau constitue une tâche délicate dans la mesure où le rouge à lèvres sur une toile ne s'efface pas aussi facilement qu'une tache d'eau. Selon le directeur du musée, «
le rouge à lèvres est le matériau le plus violent, à cause de la combinaison des pigments et du gras. On sait mieux réparer les lacérations que ce genre de dommages ». La jeune femme à la spontanéité agressante subira son procès le 9 octobre prochain ; trois dédommagements seront réclamés par l'avocat de la Collection Lambert : pour le vandalisme contre l'oeuvre, pour la mauvaise image donnée au musée, pour l'impossibilité de prolonger l'exposition de trois semaines, comme prévu.
Pour ma part, j'espère qu'elle sera reconnue coupable et que la peine que lui infligera le Tribunal sera exemplaire. Autrement, sous prétexte d'art spontané, n'importe quel illuminé ira peindre des moustaches à la Joconde ou circoncire le David de Michel-Ange.
Cy Twombly, Pan II, détail de Pan, sept parties, 1980.
Techniques mixtes sur gravure pointe sèche sur papier, 59 x 59 cm.
Collection Yvon Lambert. - L'image vient d'ici.
Quant au peintre Cy Twombly, maintenant âgé de 79 ans, il est né en Virginie, aux États-Unis et vit depuis 50 ans à Gaeta, en Italie. Il semble avoir une prédilection pour Platon et pour la mythologie gréco-latine. Roland Barthes a contribué, vers 1960, à asseoir sa réputation. Dans le sillage de Roland Barthes, Renaud Camus, près de trente ans plus tard, a exprimé dans son journal son amour pour le lyrisme dans la peinture de Cy Twombly.