lundi 28 avril 2008

Les mots pour le dire

On m'a souvent dit : « C'est facile d'écrire pour toi, tu as du vocabulaire ». Quand j'avais un dictionnaire sous la main, je le leur tendais en disant : « Voilà, tu en as maintenant beaucoup plus que moi ; ce devrait être très facile ».

Je me suis parfois amusé à retranscrire tous les mots qu'un écrivain avait utilisé dans l'un de ses romans en pensant que si j'utilisais toutes les pierres qu'il me fournissait je pourrais essayer de reconstruire son palais. Je ne suis cependant jamais passé à l'acte. Il me plaît toutefois de savoir que j'ai démonté pierre par pierre des chefs-d'oeuvre de la littérature, sans détériorer les oeuvres en question et que je possède ainsi le trésor d'un carrier qui a sélectionné les plus belles pierres qui soient pour un chef-d'oeuvre donné. Constatation amusante : l'anagramme de carrier donne récrira...


Une autre façon de décortiquer un texte, c'est de le chiffrer en additionnant un certain nombre de données. Il n'y a rien de poétique dans cette activité, mais ces données pourraient servir à améliorer le texte si l'on s'en donnait la peine.

Par exemple, dans le billet précédent, intitulé « J'irai cracher sur vos tombes », voici ce que l'on trouve :

Ce texte contient 19 charnières qui en assurent la logique. On y trouve 7 mots ou expressions entre guillemets et 1 incise.

En matière de style, le texte contient :
100 répétitions (pas 100 fois le même mot, tout de même)
9 phrases longues (on ne se refait pas facilement)
25 verbes ternes (c’est beaucoup, non ?)
4 verbes absents dans des segments de phrases

On n'y trouve aucun régionalisme. Toutefois, il contient deux mots dont le niveau de langue se distingue ; le premier, très familier (pisser, que j’assume) et un autre plus soutenu (ratiocinations, que j’assume aussi).

Sur le plan sémantique, il y a :
43 éléments faibles (vague, plus, autre, quelques-uns, etc.)
79 éléments forts (la plupart, scandale, trop, dominé, convaincre, choquer, impasse, engagé, …)
59 éléments négatifs (scandale, rebelle, pervertir, émoustiller, etc.)
51 éléments positifs (sage, émanciper, volonté, séduisant, attention, capable, etc.)

Il contient aussi 7 tournures passives, 21 négatives et 1 participiale.
Aucune abréviation, mais 2 mots inconnus (Lady Chatterly et trudeaumanie).
37 mots ou expressions désignent les locuteurs (je, me, moi-même, etc.)

De plus, il renferme :
66 noms propres
269 noms communs
109 adjectifs
224 verbes
96 adverbes
144 pronoms
211 déterminants (un, le, la, ses, etc.)
13 numéraux (dix-huit, dix-neuf, vingt, …)
191 prépositions
79 conjonctions
1 interjection
169 signes de ponctuation

Il comprend :
138 groupes nominaux
158 groupes prépositionnels
127 groupes verbaux
3 parenthèses

On y compte diverses fonctions :
109 sujets
152 compléments d’objet
116 compléments adverbiaux
3 pronoms sans fonction (me, se)
93 épithètes
21 attributs

164 flexions féminines
285 fluxions masculines

En matière de conjugaisons, le texte contient :
55 à l’infinitif
119 à l’indicatif
3 au subjonctif
3 au conditionnel
Aucune à l’impératif

1 rectification orthographique possible (coûte, que j’aurais pu, selon la nouvelle orthographe, écrire sans accent).

Je n'ai pas encore réfléchi à la valeur commerciale de ces divers éléments d'un texte. En principe, un terme fort ou positif vaut plus cher qu'un terme faible ou négatif. Il m'est arrivé récemment de devoir justifier à un client une facture plus élevée que ce qu'il avait cru. Je n'ai pas eu de mal à lui expliquer longuement que le choix des mots du texte qu'il m'avait demandé valait plus cher que celui d'autres textes qu'il m'avait commandés précédemment, non pas à cause des mots eux-mêmes mais parce qu'il s'agissait d'un texte qui devait être à la fois invitant et précis ; le nombre de synonymes était plus restreint et il fallait choisir le bon, ce qui pouvait exiger plus de temps...

dimanche 27 avril 2008

J'irai cracher sur vos tombes

Je garde un vague souvenir de la lecture de ce roman de Boris Vian qui, comme la plupart de ses oeuvres, fit scandale au moment de sa publication et plus tard encore. J'avais dix-huit ou dix-neuf ans, j'étais un garçon sage, encore trop sage ; une collègue de travail, jeune fille iconoclaste et rebelle qui déployait de grands efforts pour s'émanciper de la morale bourgeoise qui avait dominé son éducation, m'en avait suggéré la lecture, comme elle m'avait conseillé la lecture du marquis de Sade et m'avait offert un exemplaire de L'amant de Lady Chatterly. Il y avait sans doute de sa part la volonté de pervertir le garçon qu'elle trouvait séduisant mais un peu trop sage, qui était l'objet de l'attention de bien d'autres jeunes filles et qui ne savait pas encore qu'il se laisserait plus facilement convaincre par de charmants garçons... Ce genre de lecture ne m'émoustillait pas spécialement et, si mon enfance et mon adolescence avaient baigné dans le catholicisme, je me sentais capable de prendre mes distances et de m'émanciper sans devoir incendier la maison ni choquer les bourgeois.

Plus tard, ma curiosité a été piquée plutôt par la vie pas banale de Boris Vian que par ses oeuvres. J'ai aimé certaines de ses chansons ; « Le déserteur »*, que Mouloudji a d'abord interprétée sur scène au moment de sa création, qui a été reprise et enregistrée par plusieurs grands interprètes, me touche encore beaucoup. Je me suis parfois amusé à chantonner une autre de ses compositions : « J'suis snob ».

Lors de mon dernier séjour à Paris, j'ai eu plusieurs fois l'occasion d'aller rejoindre ou chercher l'un de mes amis, Cité Véron, charmante impasse où Boris Vian avait été voisin de Jacques Prévert, derrière le Moulin Rouge...



Jusqu'à l'âge de vingt ans, je ne connaissais pas grand-chose de Jean-Paul Sartre, sauf qu'il était l'un des philosophes modernes, existentialiste et intellectuel engagé. Ce n'est que lorsque je suis venu, par hasard, habiter en face de chez sa mère, boulevard Raspail, et que je le croisais dans la rue que je me suis mis, sans enthousiasme, à lire quelques-uns de ses romans, ne serait-ce que pour avoir quelque chose à lui dire si jamais il me prenait envie de lui adresser la parole. Puis j'ai aimé quelques-unes de ses déclarations qui visaient à faire réagir le pouvoir politique. Quand j'ai lu dans les Mémoires d'une jeune fille rangée que Sartre, en visite sur le Grand Bé de Saint-Malo, voulut amuser la jeune bourgeoise de Montparnasse en allant pisser sur la tombe de Chateaubriand, cela ne m'amusa pas du tout. Pas seulement parce que j'avais plus d'admiration pour Chateaubriand que pour l'intellectuel hyperactif, mais parce qu'une tombe c'est le lieu du repos d'un être qui a cessé de vivre et qui ne peut plus répliquer. Que l'on critique ses idées, que l'on démolisse son oeuvre, cela fait partie du jeu intellectuel, mais on doit à la dépouille et à la tombe d'un mort le plus grand des respects.


Il y a quelques jours, plus précisément dans la nuit de jeudi à vendredi, quelqu'un a profané le caveau de famille de l'ancien premier ministre canadien Pierre Elliott Trudeau en y laissant quelques graffitis à la peinture noire.

J'ai eu, à une certaine époque, beaucoup d'admiration pour cet homme qui incitait les Canadiens à sortir de leur gris conformisme, de l'ennui mortel qu'ils distillaient, à lire Platon, Montesquieu, André Gide, Emmanuel Mounier... Le playboy insolent devenu d'abord ministre de la Justice fit adopter un bill omnibus qui permettait, entre autres, de décriminaliser l'avortement et l'homosexualité. Certaines mauvaises langues affirmèrent qu'il ménageait ainsi ses arrières, mais son audace politique assura tout de même sa notoriété et suscita quelques mois plus tard une véritable « trudeaumanie ».

En 1970, cet homme que l'on présente toujours comme un grand défenseur des droits et libertés décréta la loi martiale, qui suspendait les droits et libertés de tous les Canadiens (bien que, concrètement, la Loi sur les mesures de guerre ne s'appliquait qu'au Québec). Ce grand pacifiste épris d'humanisme, qui a sans doute plus d'une fois fumé le « joint de paix », n'hésita pas à envoyer au Québec l'armée canadienne pour y faire respecter la loi et l'ordre. Ce qui fit dire à Jean-Paul Sartre que c'était là une reconnaissance implicite de la souveraineté du Québec puisqu'un pays souverain ne peut déclarer la guerre qu'à un autre pays souverain (ah, si seulement les ratiocinations des philosophes avaient des applications concrètes !).

Les années ont passé et l'intellectuel individualiste a dû, pour se maintenir au pouvoir, faire des concessions aux conventions, s'assagir, se ranger : il s'est marié, dit-on, pour faire taire les mauvaises langues, et l'intellectuel déçu du manque d'envergure de ses concitoyens devint un politicien comme un autre faisant les choses à sa façon. Cela ne l'empêcha pas de faire, dans les cérémonies les plus officielles, des pirouettes dans le dos de la reine du Royaume-Uni et du Canada.

Son narcissisme et son orgueil démesuré, plaqués sur un fond de timidité et nourris par ses habitudes de jeune homme détestable, faisaient de ce brillant élève des jésuites un adversaire redoutable dans les joutes oratoires.

Son entêtement à vouloir rapatrier et amender coûte que coûte la Constitution canadienne conservée jusque-là à Londres réussit à isoler complètement le Québec. La Constitution fut bel et bien rapatriée et amendée, mais le Québec ne l'a jamais ratifiée : théoriquement, Pierre Elliott Trudeau a fait du Québec un État souverain. Étrangement, ce Québec qui n'a jamais accepté la Constitution canadienne et qui, je l'espère, ne l'acceptera jamais, ne peut plus rien faire sans que la Cour Suprême, dont les juges sont nommés par le premier ministre canadien, vienne déclarer inconstitutionnelles les lois adoptées par le Québec pour protéger sa langue et sa culture. La nouvelle Constitution canadienne fait des Québécois, peuple fondateur de ce grand pays dont le nom désignait autrefois la ville et la région de Québec, un groupe ethnique comme les autres, comme les Ukrainiens de l'Alberta, comme les Pakistanais de Toronto. N'importe quel individu peut, au nom de la Charte canadienne, faire juger invalides les lois du Québec. Les droits de n'importe quel individu, citoyen de longue date ou nouvel arrivant, ont préséance sur les droits d'un peuple, d'une nation, d'un État.

En raison de ce coup de force constitutionnel que Trudeau et son garde-chiourme d'alors, Jean Chrétien, ont mené et réussi contre le Québec. En raison de son mépris envers la culture et la langue des Québécois, en raison de son héritage politique désastreux, j'éprouve depuis plus de vingt ans le plus grand mépris pour Pierre Elliott Trudeau. Je ne suis pas le seul ; j'ai moi-même été étonné d'entendre de la bouche de personnes qui ne s'occupent pas de politique des paroles très dures envers Pierre Elliott Trudeau. Nombreux sont les Québécois qui retiennent de cet homme le mépris qu'il a toujours eu pour eux, qu'il appelait « ces gens-là » pour ne pas les nommer. Nombreux sont ceux qui se souviennent que l'intellectuel arrogant, né d'un père « canadien français » et d'une mère écossaise, plus souvent Elliott que Trudeau, indépendant de fortune grâce à son père, devenu premier ministre du Canada, ne ratait jamais une occasion de cracher sur les Québécois.

Même si je suis de ces Québécois qu'il a méprisés et que je reste de ceux dont le mépris à son égard ne s'atténue pas avec le temps, même si la devise des Québécois est « Je me souviens » (espérons qu'elle se conjugue aussi au futur), je ne me permettrais pas d'aller cracher sur la tombe de l'ancien premier ministre canadien. L'homme a vieilli et, tant qu'il a été lucide, il n'a jamais exprimé le moindre regret pour ce qu'il a fait subir au Québec. Le père tardif a connu de grandes épreuves, notamment par la mort de l'un de ses fils, emporté à vingt ans par une avalanche alors qu'il faisait du ski. La maladie de Parkinson est venue lui rappeler une fois encore que la mort attend tout le monde, un jour ou l'autre. Tout vieillard mérite un minimum de respect et de sympathie.

En raison de ce respect dû au tombeau de tout homme, quelles que soient ses idées ou ses actions, je considère comme inacceptable le geste de ces minables vandales qui ont profané vendredi dernier la tombe de l'ancien premier ministre canadien.

* Boris Vian, « Le déserteur » :

dimanche 13 avril 2008

À l'ombre du Big Ben


Alexander entend Big Ben sonner minuit à la Tour de l'Horloge du Palais de Westminster.

Avant d'aller dormir, il ira prendre l'air avec son fidèle compagnon canin. Ils marcheront longtemps sous la pluie et quand ils se seront bien éloignés de la maison et qu'ils seront tous deux bien trempés, ils prendront un taxi pour rentrer.

Après avoir lu le message que je lui ai envoyé pendant son absence, Alexander pourra aller dormir et partager son lit avec le chat aux yeux capteurs de soleil pendant que le chien se fait sécher au pied du lit.

Je ne sais plus où j'ai trouvé celle-ci, mais
en cliquant sur les photos, on peut les voir en plus grand.

mercredi 2 avril 2008

Où sont les pâquerettes ?

Deux semaines après l'arrivée officielle du printemps, on voudrait voir les parterres reverdir et les premières fleurs éclore. Ce n'est pas encore le cas ici, loin de là.


J'avais ce matin un rendez-vous dans le centre-ouest de Montréal, près de l'Université Concordia, où l'on n'a plus vraiment l'impression d'être au Québec car on ne parle pratiquement qu'anglais dans ce coin. Comme le soleil brillait dans le ciel bleu, j'ai cru que l'air était doux et que je pourrais faire le trajet à vélo. Je n'ai pas eu besoin de marcher très longtemps pour me féliciter d'avoir laissé le vélo à la maison car il ventait très fort et le froid polaire était mordant ; ce temps-là le 15 janvier, c'est normal, mais en avril, ça suffit !

En passant devant le Musée des beaux-arts, j'aurais voulu pouvoir faire quelque chose pour cette pauvre vache qui a passé l'hiver sous la neige et qui, au lieu de voir fleurir les pâquerettes au printemps, contemple la saleté étale incrustée dans la glace dont elle est prisonnière depuis presque six mois. Elle qui habituellement ne mâche pas ses mots est restée bouche bée devant le spectacle désolant de cette saleté noire et glacée.