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mercredi 30 novembre 2016

Chien à vendre ?

L'été a été assez difficile pour Rupert et pour moi, en raison surtout des longues périodes de grande chaleur aggravée par un fort taux d'humidité. Montréal est une île : le fleuve et les rivières qui l'entourent ne bénéficient pas de l'air marin qui fait le bonheur des amateurs de bords de mer.

Ni Rupert ni moi ne supportons bien la chaleur, et cet été a été particulièrement chaud. J'ai appris, au fil des ans, à limiter les occasions de m'exposer à la chaleur extérieure, sur les trottoirs chauffés à bloc sous un soleil brûlant. Mais, pour Rupert, c'était son premier été : il voulait être dehors car c'était l'occasion de voir beaucoup d'activité, de rencontrer beaucoup de piétons dont plusieurs s'arrêtaient pour le caresser, de faire la connaissance de nombreux chiens ou de retrouver ses amis. Mais après quelques minutes, il avait du mal à respirer, à se rafraîchir. J'avais beau lui sortir une bouteille d'eau glacée et son bol, cela ne suffisait pas. Il finissait par accepter de rentrer à l'appartement climatisé, où je devais tout de même lui donner des glaçons à croquer... Et, après quelques minutes, quand il commençait à se sentir mieux, il voulait ressortir pour ne rien manquer du spectacle de la rue, pour sentir les fleurs des jardins voisins, pour se vautrer dans l'herbe...

Durant plusieurs jours, j'essayais d'éviter d'aller au petit parc qui a été son premier terrain de jeu, l'endroit où il a rencontré ses premiers amis. Il s'y amusait bien, seul ou avec d'autres. Mais, au moment où je voulais rentrer car j'en avais assez de cuire sous le soleil brûlant, un autre chien arrivait et il n'était pas question que Rupert le laisse seul (l'accompagnateur du chien ne compte pas beaucoup dans ces rencontres canines ; il est plutôt un censeur, un empêcheur de s'amuser en toute liberté)... Et quand, enfin, il n'y avait pas d'autre chien en vue, que j'essayais de ramener Rupert à la maison, il refusait, il me mordillait les talons... Je devinais bien qu'il voulait me signifier sa volonté de rester là, de continuer à jouer, mais je n'aimais pas qu'il me saute sur les jambes ou sur les pieds. J'essayais de lui faire comprendre qu'il ne devait pas faire cela, mais il n'y avait rien à faire. Si j'essayais de l'en empêcher, il insistait, comme s'il croyait que c'était un jeu. Constatant que les paroles et la douceur ne fonctionnaient pas, je devais l'éloigner physiquement de moi, et ce qui devait être une agréable sortie au parc finissait pratiquement toujours par une épreuve de force. J'étais déçu à chaque fois, et lui de même. J'étais mécontent de lui, mécontent de moi. Nous rentrions à la maison en silence. Il allait dormir et, moi, ronger mon frein en attendant de pouvoir me concentrer sur autre chose. Mais, le temps de me calmer, il était déjà prêt à ressortir...

Je sais bien qu'il doit savoir et accepter qu'il n'est pas le maître. Et si je ne l'avais pas su, je l'aurais vite appris, car chacun pense savoir comment éduquer... le chien des autres. Mais je n'aime pas non plus l'idée des rapports d'autorité et d'obéissance. Je suis conscient de n'avoir pas la patience qu'avait Alexander, mais je voulais développer avec Rupert une relation heureuse, harmonieuse, plutôt que basée sur le refus, la privation... Je me rendais compte que Rupert était en pleine adolescence et qu'il me faudrait, en attendant d'avoir recours à un expert en éducation canine, faire preuve de beaucoup de patience... Je dois dire aussi que, passant tout mon temps au service de Monsieur, j'étais de plus en plus frustré de ne pas pouvoir lire ni écrire, d'autant plus qu'à cause de lui, je restais beaucoup plus chez moi qu'auparavant...

Pendant tout ce temps, les admirateurs et admiratrices de Rupert le trouvaient merveilleux - et j'étais tout à fait d'accord avec eux (je n'étais pas obligé de toujours leur confier nos petits problèmes de couple). À plusieurs reprises, des personnes du quartier m'ont fait comprendre que si je voulais un jour me défaire de Rupert, elles seraient très intéressées à l'« adopter ». Puis, un soir, un automobiliste s'est arrêté au milieu de la rue pour contempler Rupert et me poser de nombreuses questions à son sujet ; puis il m'a fait une offre monétaire, très précise, en me laissant sa carte de visite. Je l'ai remercié de son appréciation, mais je lui ai fait comprendre que Rupert n'était pas à vendre... Cet automobiliste, qui habitait la banlieue, passait devant chez moi au moins deux fois par semaine : à chaque fois, il me renouvelait son offre.

Pour être tout à fait honnête, je dois dire que, durant cette période, je me suis demandé si je n'avais pas fait une erreur en adoptant un jeune chien, si je n'avais pas négligé de réfléchir à certaines conséquences, certaines obligations... Je me disais que je n'avais pas de voiture pour conduire Rupert à un cours d'éducation canine, par exemple, ou lui faire faire des promenades, lui faire découvrir de nouveaux lieux, le faire participer à de nouvelles activités... Bref, je me demandais parfois s'il ne serait pas plus heureux ailleurs, dans une famille, par exemple, où il pourrait y avoir d'autres chiens, ou non. Je sais que la séparation aurait été très difficile pour lui et insupportable pour moi ; je m'en serais voulu jusqu'à ma mort... et peut-être au-delà.

Puis, à la fin de l'été, quand les températures ont commencé à devenir plus « civilisées », on dirait que tout est devenu plus facile entre nous, les relations plus harmonieuses, les occasions d'impatience de ma part, plus rares... Rupert a continué de mûrir, et moi à mieux décoder ses envies, ses besoins, à mieux le comprendre... Tout n'est pas parfait : j'ai moi-même à régler un certain nombre de problèmes plutôt agaçants dans ma vie personnelle (il se pourrait, par exemple, que je doive déménager), et le fait de ne pas avoir de voiture limite les occasions de sortir du quartier avec Rupert (cette année encore, je n'irai pas dans ma famille à Noël, pour ne pas laisser Rupert seul trop longtemps, et parce que ce serait vraiment trop compliqué de l'emmener avec moi ; entre eux et Rupert, je choisis Rupert sans hésiter. Ma famille, désormais, c'est d'abord Rupert). Mais Rupert et moi nous comprenons de mieux en mieux. Il sait maintenant, par exemple, qu'après lui avoir donné à manger, je dois prendre le temps de me préparer quelque chose et de le manger ; même s'il aurait très envie d'aller jouer au parc, il sait qu'il doit attendre un peu et il s'occupe. Le matin, et souvent aussi après la sieste de l'après-midi, il adore que je vienne m'asseoir près de lui, que je lui fasse des massages en douceur : nous apprécions tous les deux, parmi d'autres, ces moments de complicité.

À la question posée en titre « Chien à vendre ? », quelqu'un pourrait répondre : « Oui, il y a sûrement, quelque part, un ou des chiens à vendre », mais certainement pas Rupert. D'abord Rupert ne m'appartient pas, il n'est pas « ma propriété », « mon bien » ; il est un être qui partage ma vie ; je l'ai adopté, on me l'a confié. J'en suis responsable et heureux.

mardi 22 décembre 2015

Déchirements

Ce soir, ou plutôt en ce début de nuit, j'ai le cœur en lambeaux.

Rupert est une merveilleuse petite boule de poils et d'amour. Avant même d'aller le chercher, je me représentais le déchirement que ce devait être pour lui et pour sa mère lorsque je le prendrais pour le ramener chez moi. J'avais exprimé mon émotion à l'éleveur et il m'avait rassuré en me disant qu'il séparerait déjà le chiot de sa mère quelques heures avant mon arrivée, ce qu'il a fait. Après les formalités d'usage, Rupert est venu dans mes bras et m'a suivi, comme s'il m'avait lui-même choisi comme compagnon de vie. La mère était à l'extérieur et, pour regagner la voiture, je devais passer devant elle ; elle s'est approchée de moi et voulait sentir son chiot ; je me suis penché avec le chiot vers elle : leurs museaux se sont collés l'un contre l'autre durant de longues secondes, et je suis parti sous le regard ému d'une mère désormais sans enfants (les autres chiots étaient partis la veille).

Toute la semaine, je me suis appliqué à créer pour ce petit être un climat accueillant, chaleureux, essayant de lui faire oublier le plus rapidement possible que sa mère, ses frères et ses sœurs n'étaient plus là, étant attentif à ses moindres besoins, ses moindres soupirs, ses plus légers pleurs... J'ai appris à décoder assez bien son langage pour savoir s'il exprimait un besoin ou un simple caprice, la nécessité de satisfaire une fonction naturelle ou l'envie d'avoir un peu d'attention et, en général, j'ai su y répondre adéquatement avec tout l'amour possible pour un petit être ardemment désiré et qui dépend de soi.

J'ai su gagner sa confiance et l'« abandonner » durant de longues minutes sans qu'il se mette à gémir. Toute la journée, il a su s'amuser seul ou dormir lorsque j'étais occupé ; j'ai même pu aller manger au restaurant en début d'après-midi sans qu'il manifeste la moindre inquiétude. Ce soir, par exemple, il a passé la soirée sur mes genoux, comme un petit ange, pendant que j'étais au téléphone. Si je ne l'avais pas « dérangé » pour lui faire « prendre l'air » avant la nuit, il serait sans doute encore bien sagement allongé sur mes cuisses.

En rentrant de cette courte sortie au petit parc au coin de ma rue, évidemment, il a voulu jouer, en y mettant de plus en plus d'enthousiasme. Je voulais modérer ses ardeurs, calmer son excitation, mais il était résolu. On ne dit pas facilement « Non » à un bulldog ; quand il a quelque chose en tête, le corps suit avec force et persistance. Et puis il ne comprend pas toujours, pas encore, ce que signifie ce « Non » ; j'arrive cependant à le distraire et à lui faire faire autre chose que l'obsession qu'il a en tête.

Ce soir, cependant, j'ai dû faire preuve d'une plus grande autorité, le saisir par le cou et l'obliger à se soumettre, en le tenant couché par terre, le temps de retrouver son calme. C'est ce qu'aurait fait sa mère ou un autre chien, de même qu'un éducateur canin digne de ce nom, pour lui enseigner ce qu'ils ne tolèreront pas de sa part. Il ne s'agit pas de punition, mais d'autorité et de fermeté. Normalement, cela se fait naturellement, sans émotivité, sans agressivité surtout. Mais c'est là que, pour ceux qui aiment leur chien, la situation devient bouleversante : pour le bien du chien lui-même et pour établir une saine relation pour l'avenir, il faut parfois mettre de côté ses sentiments pour accomplir sans état d'âme son devoir.

Mais il est difficile de tenir au sol pour le calmer un petit être que l'on aurait irrépressiblement envie de serrer dans ses bras et d'embrasser. Et, une fois le calme revenu (ça se fait très vite : en quelques secondes ou moins d'une minute), il faut le laisser intégrer la leçon, l'ignorer durant quelques minutes. Mais comment rester insensible aux gémissements d'un petit être si attendrissant qui ne demande qu'à être rassuré sur l'affection qu'on lui porte, surtout après une manifestation d'autorité ? J'ai dû lui tourner le dos, alors que je mourrais d'envie de le prendre dans mes bras, de lui dire que je l'aime... Il a fini par regagner son coussin au fond de sa cage (toujours ouverte) et il s'est endormi. Et moi je reste seul avec le cœur déchiré, et une immense envie de pleurer...

vendredi 29 mars 2013

Richard Griffiths - 1947-2013


Harry Potter perd son horrible oncle Vernon Dursley, et les garçons d'une grammar school (lycée, collège) de Sheffield viennent de perdre Hector, leur excentrique, amusant et néanmoins très cultivé professeur... J'ai appris avec une immense tristesse, il y a quelques heures, le décès de l'excellent acteur britannique Richard Griffiths, ce jeudi 28 mars, à l'âge de 65 ans, des suites de complications lors d'une chirurgie cardiaque.

  

 Qui ne se souvient pas de cet oncle épouvantable qui enferme à clé sous l'escalier son inquiétant neveu Harry Potter afin qu'il ne devienne pas magicien comme l'étaient ses parents ? (Et qui n'aurait pas eu envie d'étrangler son ignoble rejeton ?)





 

 
C'est toutefois dans The History Boys que j'ai vraiment aimé Richard Griffiths. J'ai découvert ce film un peu par hasard l'automne dernier en faisant des recherches à la bibliothèque. Les romans, les films qui se déroulent dans les collège, les universités, m'intéressent depuis longtemps ; dans ce film, d'après la pièce d'Alan Bennett, l'action se déroule dans une école (grammar school) de Sheffield, une petite ville du nord de l'Angleterre. J'ai été ravi de voir comment cela pouvait se passer en Angleterre au début des années 80. Il s'agit d'une comédie et il ne faut pas prendre ce film pour un documentaire (Hector, le vieux professeur de poésie, notamment, serait en prison depuis longtemps s'il existait vraiment dans la prude et frileuse société actuelle). C'est une comédie, mais une brillante comédie, très bien jouée - Richard Griffiths y est excellent dans le rôle de ce professeur. Dominic Cooper et Samuel Barnett y jouent des élèves brillants (parmi d'autres). Les dialogues sont subtils, plein de l'esprit britannique que j'aime... Et j'adore leur accent !

 

 
 
Samuel Barnett,Richard Griffiths et Dominic Cooper. 

Contrairement à ce qui est écrit sous la photo, le premier acteur à gauche n'est pas James Corden, mais Dominic Cooper, qui a notamment joué dans Raison et sentiment, d'après le roman de Jane Austen. Les trois autres sont, Clive Merrison (le proviseur), Richard Griffiths (le vieux professeur) et Stephen Campbell Moore (un nouveau professeur spécialement engagé pour préparer les élèves aux concours d'admission d'Oxbridge - Oxford et Cambridge).

Je ne recommanderais pas forcément ce film à tous mes amis. Certains n'aiment pas ce genre de film qui se déroule dans un collège de garçons, univers presque exclusivement masculin (il y a deux ou trois femmes)

Parmi les récompenses remportées par Richard Griffiths et les nominations, je soulignerai celles-ci :
     2006 : Tony Award du meilleur acteur dans une pièce - The History Boys
    2006 : Laurence Olivier Awards du meilleur acteur - The History Boys
    2003 : Nommé au Phoenix Film Critics Society Awards de la Meilleure distribution - Harry Potter et la chambre des secrets
    2007 : Nommé au British Academy Film Award du meilleur acteur - The History Boys
    2007 : Nommé au Chlotrudis Award du meilleur acteur dans un second rôle - The History Boys
    2007 : Nommé au London Film Critics Circle d'Acteur de l'année - The History Boys

On peut voir et entendre sur YouTube la bande annonce.

Il faut évidemment regarder ce film en anglais afin d'apprécier toutes les subtilités des dialogues. D'ailleurs, je ne crois pas qu'il existe une version française. J'ai regardé le film plusieurs fois sur DVD et je le regarderai encore. Hélas, j'ai remarqué après le quatrième ou cinquième visionnement que sur la copie que j'avais, il existe une version sous-titrée en... québécois. Tab... ! J'en suis presque tombé en bas de ma chaise. Alors que les dialogues en anglais sont subtils, plein d'esprit, de finesse, de culture, les sous-titres québécois sont d'une vulgarité scandaleuse. Les sacres, les jurons, épais, dignes des pires humoristes les plus dégoûtants... On n'y reconnaît rien de ce qui fait de ce film un ravissement pour les neurones.

La carrière de Richard Griffiths ne se limite pas à ce film, bien entendu, mais c'est ce film qui m'a permis de le découvrir vraiment et d'apprécier son immense talent. Ses collègues du théâtre, du cinéma, de la télévision semblent unanimes : il n'était pas seulement l'un des plus grands acteurs britanniques, mais aussi un être humain, très chaleureux, drôle, près des gens, un modèle pour certains... Il faudra nous consoler avec ses films et ses émissions de télévision.

Rest in peace, Sir !

mardi 7 décembre 2010

Le cheval du Petit Prince


« Pour l'éducation d'un jeune prince, la fréquentation des chevaux
est ce qu'il y a de mieux, car jamais un cheval ne le flattera. »
Plutarque (v. 50 - v. 125)

« Ne donnez pas d'argent à vos enfants, donnez-leur un cheval. »
Winston Churchill (1874-1965)

Voilà deux citations qu'Alexander n'hésiterait pas à reprendre à son compte. S'il n'avait pas « besoin » d'un cheval pour parfaire son éducation, Alexander ne voulait en être séparé le moins longtemps possible. Les chevaux ont été ses amis dès sa première enfance et il leur est resté fidèle. Quelques mois avant son départ, il jouait au polo (et il voulait que son équipe remporte la partie car il jouait pour son Alcib). Et lorsqu'il gagnait, il en accordait tout le mérite au cheval. Après la partie, disait-il, ce sont les chevaux qui étaient félicités et récompensés.

Parmi les cadeaux de son dernier Noël, il y avait un magnifique poulain d'à peine trois mois, qui avait reçu le nom de « Montréal ». Ce poulain est devenu un magnifique pur-sang qui ne saura jamais quel extraordinaire ami il a eu.

Les images et les citations proviennent de ce très beau livre :

mercredi 18 août 2010

Cent commanterre

L'hymaje vien dissi

lundi 18 mai 2009

Continuité et fidélité


L’article qui précède est le 700e publié ici. Je voulais le mentionner à la fin de l’article et, au moment de le mettre en ligne, j’ai oublié. 700 articles depuis octobre 2006, ce n’est pas beaucoup ; ce n’est donc pas pour tenter de vous impressionner que je souligne. Si j’avais publié un article par jour comme j’en avais l’intention au départ, j’aurais pu souligner il y a un moment déjà non pas le sept centième mais bien le neuf centième billet publié. Pour diverses raisons que vous devez comprendre sans que j’aie besoin de les énumérer, je n’ai pas écrit un article tous les jours. J’en ai commencé un très grand nombre que, pour toutes sortes de raisons aussi, je n’ai pas publiés, mais des brouillons, des ébauches, ça n’a d’importance, s’il y a lieu, que pour leur auteur ; un de mes professeurs d’université avait écrit un jour ce commentaire dans la marge d’un travail que je lui avais remis : « Que m’importe de savoir que vous avez des idées que vous ne partagerez pas avec moi, que vous avez écrit des textes que je ne lirai pas ? »

Sept cents, c’est tout de même un beau chiffre – j’ai toujours aimé le chiffre sept – qui mérite d’être mentionné. Il indique une certaine persévérance de ma part dans un projet amorcé. Je voudrais parfois qu’il y ait entre les articles publiés une plus grande cohésion, que ces articles aient un lien, un fil conducteur, peu importe lequel. Ce fil conducteur, si on veut en trouver un, c’est sans doute mon humeur du jour, mon besoin de confidence ou la simple envie de partager une information ou une indignation.

André Gide, Julien Green, et c’est vrai de très nombreux diaristes, ont souvent écrit que leur journal ne reflète pas exactement leur réalité car, la plupart du temps, il n’exprime pas les moments de bonheur. Certaines personnes n’écrivent que lorsque ça va mal ; d’autres, au contraire, ont besoin d’aller bien pour écrire. Chez certains, le silence est éloquent, parfois inquiétant. En ce qui concerne ce blogue, je n’aime pas trop les longs silences, car si ce blogue n’est pas un journal, et qu’il ne prétend pas refléter ma réalité, un silence de plusieurs jours indique que je suis trop occupé ailleurs, à vivre ou à travailler, ou préoccupé d’une façon ou d’une autre ; il peut indiquer aussi que j’ai du mal à exprimer ce qui se passe, que les idées ne sont pas forcément absentes mais parfois trop nombreuses, qu’elles veulent toutes s’exprimer en même temps ; en se dirigeant toutes ensemble vers la sortie elles en bloquent le passage et plus rien ne s’exprime…

Sept cents articles publiés, c’est aussi l’expression de la fidélité des lecteurs, que ceux-ci laissent ou non des traces de leur passage. Je sais que certains ont suivi ce blogue dès le début ; d’autres ont pris le train en marche et continuent de faire la route avec moi. Certains, moins nombreux, ont pris le train en marche et ont voulu remonter à la source, lire tous les articles et tous les commentaires ; je pense en particulier à l’un d’eux, infiniment cher à mon cœur : il se reconnaîtra. Je dois dire aussi que, très souvent, j’ai pris la plume pour écrire, au clair de la lune, à cet être plus cher que tout.

Ce n’est pas une raison pour négliger ce blogue car, comme me l’écrit cet amour, « il est triste de voir des lieux ou des choses qui ne sont plus assez aimés de ceux qui devraient en prendre soin ; les objets sentent cet abandon et alors ils se couvrent de poussière pour qu’on ne les voit pas pleurer. »

Un autre lecteur, ami fidèle et sage, m’envoie ce matin cette citation qui est plus généreuse que ce nous a toujours inculqué notre éducation judéo-chrétienne, qu’il faut souffrir pour payer nos moments de bonheur ; elle est du dalaï-lama, à qui je ferais davantage confiance qu’au chef de l’Église catholique pour assurer mon bonheur terrestre et céleste :

« ... L'autre ne va pas sans "moi", et selon le point de vue conventionnel, ce moi est indéniable. Nous en avons une authentique sensation, ancrée au plus profond de nous, qui se traduit par : "Je veux ceci", "Je ne veux pas cela". Ce sentiment d'être soi se manifeste très naturellement à nous et s'accompagne tout aussi spontanément d'un désir de bonheur et d'une répulsion pour la souffrance ; ce qui est non seulement naturel mais juste. Nous désirons être heureux, nous ne voulons pas souffrir : c'est parfaitement légitime. Nous n'avons même pas à nous en justifier. À ce titre, nous avons droit au bonheur et à ne pas souffrir. »
Dalaï-lama, Cent éléphants sur un brin d’herbe, traduction française par Lise Médini, collection « Point », Éditions du Seuil.

dimanche 25 janvier 2009

Du petit lutin vert... au lapin rose

Je ne sais plus dans quel livre de Michel Tournier j'ai lu que les enfants ont besoin d'affection, de tendresse, qu'ils espèrent normalement obtenir de leurs parents ou des personnes qui les remplacent. Il n'y a rien de révolutionnaire dans cette affirmation ; Françoise Dolto, Marcel Rufo, et bien d'autres spécialistes de l'enfance l'ont dit et redit. Ce qui m'avait frappé dans ces phrases de Michel Tournier, c'est qu'il ajoutait que les parents jettent bien souvent dans les bras de leurs enfants un jouet, une poupée qui remplacera l'affection que voudrait recevoir l'enfant. Alors que les enfants voudraient plutôt un être de chair à aimer, un camarade, un frère, une soeur, un parent, mais ils doivent se contenter d'une poupée de chiffon. Les parents s'en tirent à bon compte, en somme. « Les parents sont une maladie incurable », a écrit déjà le pédopsychiatre Marcel Rufo, que j'ai évoqué le 13 mai 2006.

À défaut d'un autre être de chair à aimer, les enfants, jusqu'à un âge assez avancé je crois (certains ne quittent jamais leur enfance), savent donner vie à leur poupée et construire avec elle un univers merveilleux, s'inventer une relation pleine d'amour. Il n'y a d'ailleurs pas que les petites filles qui aiment les poupées ; les petits garçons aussi aiment les poupées et les grands garçons... encore davantage. C'est une grave discrimination que l'on fait, selon moi, de ne pas vouloir donner une poupée à un jeune garçon. Il voudra sans doute que sa poupée soit différente de celle qu'aimera sa soeur, mais si on ne lui transmet pas le préjugé que les garçons ne jouent pas avec les poupées, il saura développer son imaginaire autant avec une poupée qu'avec un camion de pompiers. C'est sans aucun doute dans ces jeux que l'enfant apprend à aimer, à identifier ce qu'est l'amour pour lui, à dire son amour... Il y aurait beaucoup à dire sur ce seul sujet, mais ce sera pour une autre fois.

J'aurais certainement aimé, lorsque j'étais enfant, que quelqu'un s'occupe de moi, me parle sérieusement, m'apprennent plein de choses intéressantes, comme de reconnaître les oiseaux, les insectes, les plantes, les fleurs... J'aurais aimé que quelqu'un m'apprenne avec une bienveillante tendresse à nommer les êtres et les choses.


À défaut de cela, j'ai eu le bonheur d'avoir un jour, je ne sais plus exactement d'où il est venu ni pourquoi il est arrivé dans mes bras, un charmant petit lutin vert. Il n'était pas très vivant quand il est arrivé ; il était même assez rigide, tout en caoutchouc qui ne demandait toutefois qu'à se réchauffer et à s'assouplir. On dit que les lutins sont espiègles et facétieux, bienfaisants ou malfaisants. Vêtu d'un costume tout vert, d'un beau vert irlandais (j'avais beau avoir une grand-mère irlandaise, je ne connaissais encore rien de l'Irlande), avec un bonnet de la même couleur, mon petit lutin était beau. Le lutin de chiffon que représente l'image précédente est très mignon et fera le bonheur de bien des enfants. Toutefois le mien avait les traits d'un vrai garçon, d'un beau garçon que j'aurais voulu avoir comme ami.



Je ne me souviens plus quel âge je pouvais bien avoir, mais je me souviens vaguement des conversations que je tenais avec ce petit lutin et des projets que nous faisions ensemble. J'étais sans doute trop jeune pour rêver d'une véritable relation amoureuse avec ce beau lutin ; la sexualité était encore très diffuse et mes rêves de tendresse n'étaient pas encore des rêves érotiques. Toutefois, quelles merveilleuses aventures nous aurions vécues ensemble si j'avais eu aussi à ma portée des livres, comme la saga du Prince Éric, écrits par Serge Dalens et illustrés par Pierre Joubert, dans la collection Signe de Piste. Ces livres qui ont fait rêver tant d'adolescents, je ne les ai pas encore lus ; il y a bien longtemps que je me propose d'en lire au moins un. J'en parlais avec quelqu'un que j'aime, il n'y a pas tellement longtemps encore.

Les garçons, comme les filles sans doute, préféreraient avoir de vrais baisers, de vrais câlins, plutôt que de jouer avec des bouts de caoutchouc ou de chiffon... Mais à défaut d'en recevoir des grandes personnes autour d'eux, il apprendront à combler leurs carences en aimant leur poupée, leur ourson, leur chien en peluche, etc.

Merci à Alexander de m'avoir envoyé
ce petit lutin qui sent si bon

Comme je n'ai pas conservé beaucoup de souvenirs de mon enfance, je n'ai pratiquement conservé aucun de mes jouets. J'admire ceux qui ont pu conserver ces compagnons de jeux. Pour certains, chaque jouet a une vie propre et évoque une partie de l'enfance qu'il serait relativement facile de raconter en détails tellement ces jouets ont enregistrés d'images, de dialogues, d'émotions qui ne demandent qu'à s'exprimer si on leur en donne l'occasion.

Je me souviens aussi d'un petit ourson que j'avais eu à un moment donné (je ne sais pas quel âge je pouvais avoir, mais j'avais certainement plus de six ans). Cet ourson était rose mais il avait les pattes bleues ; il pouvait donc faire le bonheur aussi bien d'un petit garçon que d'une petite fille.

À ce sujet, lorsque celui que j'aime a voulu, l'été dernier, m'envoyer un lapin rose, il s'est rendu dans une boutique de jouets pour bébés, sachant qu'il trouverait là ce qu'il voulait, qu'il n'avait pas trouvé ailleurs. En le voyant entrer dans la boutique, la vendeuse d'un certain âge, élégante et un peu snob, s'est approchée de mon ami qui lui a exprimé ce qu'il cherchait : un lapin. « C'est pour un petit garçon ou pour une petite fille ? », a-t-elle demandé. — « C'est pour grand garçon », lui a répondu mon ami. — « Je vois. Donc, nous cherchons un lapin bleu. » — « Non, un lapin rose. » Et c'est ainsi que, depuis lors, ce lapin fait mon bonheur.

Et vous ? Vous aviez une poupée, un ourson ou un autre animal en peluche ? Quelle importance cette poupée ou cet animal prenait-il dans votre vie ? Avez-vous conservé certains jouets de votre enfance ? Jouent-ils encore un rôle important dans votre vie actuelle ?

lundi 24 novembre 2008

Complément de programme

Jusqu'à la fin de mes études secondaires, j'ai été un bon élève, la plupart du temps, même, un élève modèle. Souvent premier de classe, je n'avais pas besoin de travailler fort et d'étudier beaucoup pour avoir de bonnes notes. Cela m'a parfois nuit par la suite car je n'avais pas appris une bonne méthode de travail intellectuel, pas appris à étudier sérieusement.

À la fin des études secondaires, j'avais entrepris des études en pédagogie ; je voulais devenir enseignant, comme un certain nombre de membres de ma famille. Compte tenu de mes origines, de mon milieu, l'enseignement me semblait la seule avenue possible. À seize ans, toutefois, je ne me sentais pas assez bien préparé, psychologiquement, à entreprendre des études universitaires ; je ne me sentais assez mûr. J'ai donc décidé de m'inscrire à l'université de la vie.

Pendant cinq ans, j'ai fait autre chose : j'ai occupé divers emplois, étudié le chant, un peu de piano, un peu d'art dramatique et de danse ; puis j'ai vécu la vie d'artiste à Paris, en France. Au retour à Montréal, je me suis rendu compte que je ne connaissais rien : je me suis plongé dans les livres et j'ai décidé de m'inscrire à l'université. Toutefois, mon parcours universitaire a été assez décousu ; j'ai changé de discipline à quelques reprises. Il m'a fallu plusieurs années avant de terminer un programme complet.

Mes études ont fini par me servir. Depuis plusieurs années, j'ai occupé des emplois, j'ai exercé des fonctions et assumé des responsabilités en lien avec mes études. Je ne me sens pourtant pas un « universitaire », un intellectuel ni un théoricien.

Je suis toujours un peu incrédule quand on m'invite dans les universités pour aller parler de ma profession aux étudiants ; j'ai tendance à me demander : « Pourquoi moi ? » Je ne dois pourtant pas être si mauvais car, depuis quelques années, on m'invite à quelques reprises chaque année, dans différentes universités, à venir parler sous les toits de ces vénérables institutions. Ces jours-ci, par exemple, je dois rencontrer quatre classes d'étudiants...

Vendredi dernier, j'ai reçu une lettre qui m'a encore une fois agréablement surpris. La direction d'un programme universitaire me demande de faire partie du conseil chargé d'assurer la qualité universitaire de ce programme et sa capacité à répondre aux besoins des étudiants et du milieu professionnel. Puisque je me considère toujours comme un (ancien) étudiant marginal, au parcours erratique, je suis toujours étonné que l'on me demande de venir rencontrer les étudiants et d'évaluer, avec de très respectables professeurs et autres professionnels, le contenu le contenu de leur programme.

mercredi 19 mars 2008

La bonne éducation, les bonnes manières, disiez-vous ?

Qui donc crois-tu tromper ?

Qu'auriez-vous envie de dire à quelqu'un qui est venu vous rendre visite, que vous avez accueilli et qui, pour une raison quelconque, a décidé de prolonger son séjour chez vous mais qui ne cesse de répéter qu'il n'a qu'une envie : celle de repartir au plus vite ?

Si le séjour est si désagréable, pourquoi le prolonger ?
Et s'il y a des avantages à rester, pourquoi alors dénigrer ceux qui l'accueillent ? La courtoisie ne voudrait-elle pas que le malheureux, condamné à rester, bénéficie des avantages que lui procure le séjour en se faisant discret sur son insatisfaction s'il n'est pas en mesure d'y changer quoi que ce soit ? À l'insatisfaction perpétuelle, nul n'est tenu, il me semble.

Mon plus vieil ami français dirait qu'il est pour le moins inconvenant et irrespectueux de cracher dans la soupe.

Un autre ami, québécois, celui-ci, aimait répéter que les visiteurs font toujours plaisir : si ce n'est à l'arrivée, c'est à leur départ.

Heureusement, tous les visiteurs ne se ressemblent pas.

samedi 1 septembre 2007

Les bonnes manières

J'ai souvent été séduit par les bonnes manières dont faisaient preuve certaines personnes. Cela vient sans doute du fait que ma mère et ma sœur ont été mes premières institutrices ; ce statut de fils et de frère de l'institutrice m'imposait, au temps où les élèves respectaient l'autorité et se tenaient bien en classe et devant les adultes, de donner l'exemple à mes camarades. À l'adolescence, une belle-sœur et un beau-frère enseignants sont venus ajouter aux modèles familiaux pour ajouter plus de pression encore sur l'écolier exemplaire que j'étais la plupart du temps. Cette pression, je n'en étais pas vraiment conscient à cette époque ; je n'étais alors soucieux que d'apprendre et de donner le meilleur de moi-même à l'étude et aux travaux scolaires. Il m'est resté aussi de cette éducation, somme toute assez rudimentaire, le goût de la politesse et des bonnes manières.

Quand, à vingt ans, je vivais à Paris, je fréquentais principalement des artistes, chanteurs, danseurs, musiciens ; si certains d'entre eux avaient reçu une bonne éducation et vivaient assez bien, ceux que je voyais tous les jours vivaient, malgré eux, très modestement. Les cafés et les bistrots de Montparnasse leur servaient de moyen de communication, pour y laisser des messages, et nous tenaient souvent de lieux de rencontre. Toutefois, il m'arrivait d'être invité dans des salons du XVIe arrondissement ; c'est donc que je parvenais à me libérer des manières des habitués du café et du parfum tenace qui s'imprégnait dans les cheveux et dans les vêtements, mélange de tabac brun, de bière blonde sous pression, de café noir ou au lait et de frites dorées. Je me souviens d'un jeune Japonais dont la courtoisie et les bonnes manières m'avaient beaucoup impressionné quand j'avais dîné au restaurant avec lui et quelques amis. Venu étudier à Paris à dix-sept ans, je crois, Yuki était devenu l'amant de la femme qui l'hébergeait et qui devait avoir près de soixante-dix ans. Je ne doute pas un instant qu'au delà de l'amour qui les réunissait, il y avait un profond désir de parfaire une éducation déjà bien assise.

J'ai un ami, au titre nobiliaire dont il ne se sert pas et au passeport diplomatique qu'il n'utilise plus, qui a reçu une éducation européenne très rigoureuse. Sa courtoisie et ses manières sont impeccables. Si, à le fréquenter, j'ai appris à polir encore mes façons de me comporter en société, je dois dire qu'il a aussi appris avec moi la simplicité et le naturel dans la vie pratique. Noblesse oblige, d'accord, mais il faut aussi savoir s'adapter au monde dans lequel on vit. Quand je l'ai connu, il aimait répéter que lorsqu'un aristocrate a tout perdu, il lui reste les bonnes manières et le sens de l'humour ; avec lui, j'ai surtout insisté sur la simplicité et le sens de l'humour.

Jose Luis de Vilallonga
Madrid, 29 janvier 1920 - Palma de Majorque, 30 août 2007

Je repense à tout cela aujourd'hui en apprenant la mort , à 87 ans, de Jose Luis de Vilallonga, acteur et écrivain. Je l'ai vu plusieurs fois à la télévision dans des films que je serais bien en peine d'identifier. Je n'ai de lui que de lointains souvenirs, mais il faisait beaucoup penser à un grand acteur français que j'ai toujours admiré pour son talent mais aussi pour ses qualités d'homme : Michel Piccoli. Il me semblait de la trempe d'un autre grand du cinéma, descendant d'une autre grande famille aristocratique, milanaise celle-là, le duc de Modrone, mieux connu sous le nom de Luchino Visconti, metteur en scène et écrivain, mais surtout réalisateur de cinéma, parmi lesquels il y a plusieurs de mes préférés ; il est décédé quelques mois avant Maria Callas qu'il avait dirigée à l'opéra dans la mise en scène de La Sonnambula de Bellini et La Traviata de Giuseppe Verdi. S'il partageait avec Luchino Visconti l'appartenance à l'aristocratie, à un monde qui ne jouissait plus de ses privilèges, Jose Luis de Vilallonga ne semblait pas confiné dans la solitude résignée des personnages principaux du réalisateur italien dans deux de ses plus beaux films : Le Guépard et Violence et passion.

Jose Luis de Vilallonga a joué notamment dans Les Amants, de Louis Malle, dans Juliette des esprits, de Fellini, mais je ne garde pas de souvenir précis de ses rôles ni de son interprétation. Il a écrit une dizaine de livres, romans, récit et essais, que je n'ai pas lus non plus. Il y a plusieurs années, je m'étais dit que j'essaierais de lire l'un de ses romans, ne serait-ce que pour en découvrir le décor, l'atmosphère et les valeurs sous-tendues ; je n'ai jamais eu l'occasion de le faire. Aujourd'hui, je pense que si je pouvais revenir en arrière, je serais sûrement plus tenté de lire un récit qu'il a écrit sur le dictateur Franco « qui a géré [l'Espagne] comme une ferme »* ou un livre d'entretien avec le roi Juan Carlos.


Je ne sais pas si Jose Luis de la Vilallonga était un bon acteur ou un bon écrivain, mais je me souviens d'un entretien télévisé qui m'avait impressionné alors que j'étais encore très jeune. Quelques mois auparavant, j'avais lu La soirée avec monsieur Teste, de Paul Valéry, qui décrit un homme qui s'efforce de n'être qu'un esprit, éliminant tout geste, toute parole inutile et qui avait, en quelque sorte, « tué la marionnette » en lui. Autant, alors, je m'efforçais d'apprendre à m'exprimer, autant j'étais fasciné par le minimalisme, l'extrême discrétion de M. Teste, que j'essayais d'imiter à mes heures ; je n'y arrivais pas souvent, mais l'exercice était en soit très formateur.


Les animateurs de radio et de télévision n'ont pas la réputation d'être discrets et, trop souvent, ils considèrent leurs questions plus intéressantes que les réponses des personnes qu'elles reçoivent à leur émission, ce qui les fait souvent interrompre leurs invités, manquant en cela de respect envers l'invité et envers les auditeurs intéressés à entendre les réponses. Ne parlons pas des animateurs incompétents qui, dévorés par le trac, n'ont en tête que leurs questions préparées d'avance et qui sans se rendre compte que l'invité est en train de répondre passent à la question suivante.

Un soir, donc, à la télévision, Jose Luis de Vilallonga répondait aux questions d'une femme intelligente mais qui n'était sans doute pas du genre de celles qui inspiraient le séducteur. Ce n'est pas au sujet de cet entretien que Baudelaire aurait écrit qu'« aimer les femmes intelligentes est un plaisir de pédéraste »**. J'avais été très impressionné de la parfaite maîtrise qu'avait de lui-même Jose Luis de Vilallonga ; dès que l'animatrice ouvrait la bouche, quelle que soit la phrase qu'il était en train de prononcer, quel que soit le geste qui discrètement l'accompagnait, il s'arrêtait net et son geste devenait une invitation à l'intervention de l'animatrice qui fut quelques fois décontenancée par cette extrême courtoisie. Si l'acteur, écrivain et marquis espagnol qu'il était n'avait pas l'intention de séduire l'animatrice, il était tout de même conscient que des centaines de milliers de téléspectateurs, ou davantage, avaient les yeux rivés sur lui. Et, mieux que quiconque, il savait pertinemment que, en matière de séduction, un silence vaut mille mots.

* Je ne sais plus où j'ai vu cette expression, « qui a géré le pays comme une ferme » ; il s'agit sans doute une citation de Jose Luis Vilallonga ; si elle n'est pas tirée de son récit sur Franco, Le sabre du caudillo, elle doit être tirée de ses Oeuvres complètes. - Ajout : J'ai trouvé : le titre exact du récit consacré à Franco est Le sabre du caudillo : histoire secrète de l'homme qui gouverna l'Espagne comme s'il s'agissait d'une ferme ; j'ai dû lire quelque part, je ne sais où, une allusion à ce livre.

** Baudelaire pensait sans doute alors au plaisir de l'homosexuel, qui n'est pas du même ordre que celui du pédéraste ; à force d'employer les mêmes mots à toutes les sauces, ils finissent par ne plus pouvoir indiquer les nuances et les distinctions.

samedi 12 mai 2007

Rien qu'un homme...

« Si je range l'impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui » (Jean-Paul Sartre, Les mots)

Rien qu'un homme... c'est déjà pas mal !

J'ai souvent du mal à écrire ce que je ressens. Il m'est plus facile, je crois, d'aider quelqu'un, même s'il m'est presqu'inconnu, à identifier et à exprimer ce qui ce passe en lui, comme s'il m'était plus naturel de me mettre dans la peau de l'autre que de savoir ce qui vibre dans la mienne.

N'ayant pas été exposé à la poésie, ni dans mon adolescence ni dans ma première jeunesse, je n'ai pas développé d'intérêt particulier pour cette forme d'expression. J'ai bien découvert et apprécié, au début de la vingtaine, quelques poèmes de Verlaine, de Rimbaud, et de Baudelaire, surtout, mais je n'ai jamais été moi-même tenté de les imiter. Au cours de certaines conversations sur MSN, avec le Vincent de Nantes que j'évoquais l'autre jour, il m'est arrivé de chercher avec lui le mot juste qui lui manquait pour faire la rime et terminer un poème qu'il composait tout en poursuivant à l'écran le dialogue avec moi. J'admire la facilité avec laquelle ce jeune homme écrit de très beaux poèmes ; j'espère qu'un jour, il fera un receuil de certains de ces poèmes afin de les rendre accessibles à des lecteurs qui ne sont pas forcément des intimes.

Moi qui suis plutôt autodidacte (j'avais quitté l'école à seize ans), je me suis réfugié un jour dans les livres pour fuir un monde dans lequel je ne me reconnaissais pas et pour tenter de me forger une identité qui correspondait davantage à ma sensibilité. À travers les livres, je n'ai pas vraiment appris à vivre, mais j'ai un peu appris comment d'autres pouvaient vivre. Au fond, j'ai peut-être plus rêvé autour des livres que je n'en ai fait la lecture intelligente. Si ces lectures désordonnées ont parfois créé des tempêtes sous ma calotte crânienne, ces tempêtes n'ont toutefois jamais été très longues et n'ont pas fait trop de dégâts. Elles m'auront procuré, au fil des ans, une certaine culture générale qui, forcément, est pleine de cratères ; si on devait comparer cette culture à un fromage, il ressemblerait davantage, par la dimension de ses trous, à un emmenthal québécois qu'à un gruyère suisse.

Entre seize et vingt ans, j'ai voulu devenir chanteur. À défaut de pouvoir réciter Virgile, Racine ou Baudelaire, je connaissais les textes de nombreuses chansons. Je me souviens qu'avec certains de mes amis, il nous arrivait souvent de nous parler en chansons : pour exprimer ce que nous voulions dire, il nous suffisait de trouver un extrait de chanson qui disait le plus précisément ce que nous avions à l'esprit et de le chanter ; pour répondre, l'autre faisait de même. La chanson est sans doute à la poésie ce que Nutella est au chocolat...

En écrivant ceci, un souvenir me revient, qui semblait assez bien enfoui dans un coin poussiéreux de ma mémoire. J'avais seize ans et, arrivant dans un nouveau quartier, je fis la connaissance de quelques filles et garçons du voisinage avec qui mes soeurs, plus sociables que je pouvais l'être, avaient établi des liens. En quelques semaines seulement, nous nous rendions visite les uns aux autres, comme le font sans doute bien des adolescents. J'entrai ainsi dans l'intimité des familles, qui me furent de précieux laboratoires d'observation.

Or, l'un de ces garçons de mon âge avait une grande soeur ; elle devait bien avoir plus de vingt ans. J'ai appris un jour que cette grande soeur avait rompu ses fiançailles avec le frère d'un autre jeune voisin. Il ne me serait pas venu à l'esprit d'essayer de la consoler, mais elle m'invita à le faire : il nous arriva à quelques reprises d'aller ensemble au cinéma et d'aller ensuite manger au restaurant, après quoi je la raccompagnais chez elle, chez ses parents. Sans doute savait-elle bien que notre relation n'était pas faite pour durer (je crois qu'elle se servait un peu de moi pour rendre jaloux l'ex-fiancé, mais je crois aussi qu'elle se plaisait en ma compagnie : je pouvais être drôle, amusant...). Or, pour ne pas me faire perdre mon temps, peut-être, elle m'apprit à embrasser sérieusement, c'est-à-dire : avec la langue.

C'est tout de même étrange que j'aie presque oubié cet épisode de mon adolescence, alors que je me souviens très bien qu'avec elle aussi, il y avait ce jeu, qui l'amusait beaucoup, de nous parler en extraits de chansons.

Ce samedi soir, pendant que je transcrivais des notes, j'ai entendu une chanson que j'avais sans doute entendue très souvent du temps où j'écoutais beaucoup les stations de radio qui présentaient des chansons françaises (je dois dire que depuis plusieurs années, je n'écoute pratiquement à la radio que de la musique classique). Or, sans savoir pourquoi, en entendant ce soir cette chanson, j'ai dû me retenir pour ne pas éclater en larmes. J'ai essayé de comprendre ce qui se passait et j'en suis venu à la conclusion que cette chanson, ce soir, exprimait un constat qui n'était peut-être pas encore tout à fait clair en moi.

D'une part, il y a l'idée que « je suis un homme », et non plus un garçon qui ne grandit pas. Et, d'autre part, il y a cet homme qui a vécu, qui se rappelle « que la vie fut belle de temps en temps » et qui ne saura plus « taire bien longtemps ce que [lui] coûtèrent ces beaux moments ». Et si « j'ai perdu mon coeur depuis longtemps », qu'on me pardonne « si je ne sais plus que faire semblant » et « si je n'y crois plus que de temps en temps ».

J'aurais voulu insérer ici le fichier musical avec l'interprétation de la chanson, mais je ne le trouve pas [ajout du 7 septembre 2008 : j'ai trouvé la chanson sur Deezer].



En voici les paroles :
Je ne suis qu'un homme, rien qu'un homme
Qui traîne sa vie aux quatre vents
Qui rêve d'été et de printemps
Lorsque vient l'automne et les tourments
Mais c'est monotone, monotone
De me supporter depuis si longtemps
Et la même gueule et le même sang
Coulant dans mes veines d'un même courant
Je ne suis qu'un homme, rien qu'un homme
J'ai perdu mon cœur depuis longtemps
Et qu'on me pardonne, me pardonne
Si je ne sais plus que faire semblant
Je ne suis qu'un homme, rien qu'un homme
J'ai brûlé mes ailes aux soleils brûlants
J'ai fermé ma porte, oui qu'importe
Pour cause de rêve ou de testament
Si je me rappelle, me rappelle
Que la vie fut belle de temps en temps
Je ne saurai taire pour bien longtemps
Ce que me coûtèrent ces beaux moments
Mais y a rien à faire, rien à faire
Car je sais trop bien qu'au premier tournant
Au premier sourire, au premier bon vent
Je retomberai dans le guet-apens
Je ne suis qu'un homme, rien qu'un homme
Et j'aime la vie si je m'en défends
Elle le sait bien cette poltronne
Qui donne toujours et toujours reprend
Et qu'on me pardonne, me pardonne
Si je n'y crois plus que de temps en temps
Je sais que personne, non personne
N'a jamais su dire le chemin des vents
Je ne suis qu'un homme, rien qu'un homme
Et je vais ma vie au gré des vents
Je crie, je tempête et je tonne
Puis je m'extasie au premier printemps
Je ne suis qu'un homme, rien qu'un homme
Entre goût de vivre et goût du néant
Entre Dieu et Diable, il faut voir comme
Je plie, je succombe et je me repens
Je ne suis qu'un homme, rien qu'un homme
Et je vais ma vie au gré des vents
Et qu'on me pardonne, me pardonne
Si je n'y crois plus que de temps en temps.


Les paroles et la musique sont d'Alain Barrière (1970)
Éd. Bretagne.

vendredi 18 novembre 2005

... avec un coeur d'enfant

En prenant mon petit déjeuner, ce matin, je pensais à ma chronique du jour, à ce que je devrais écrire pour définir un peu plus mon identité... Puis, comme j’essaie de le faire chaque matin, même si je suis parfois pressé, bousculé, j’ai pris un livre pour accompagner la fin de ce petit déjeuner et le litre de thé noir, alliant ainsi aux nourritures terrestres la nourriture de l’esprit. Parmi mes lectures en cours, il y a un roman de Michel de Castillo, dont je reparlerai un jour ; pas forcément de ce roman, mais de son auteur et des circonstances qui m’ont amené à lire ses livres. Ce roman que je suis en train de lire, Tanguy, est le premier qu’il ait publié, je crois, en 1957 ; il ne s’agit donc pas, on le voit, d’un jeune romancier à la mode que vient de jeter sur la plage du temps la dernière marée de l’automne.
Le sujet de ce roman, le voici (et je dois dire que si je n’avais pas lu auparavant d’autres livres de cet auteur, ce sujet n’aurait probablement pas retenu mon attention ; si je lis celui-ci, c’est pour retrouver un auteur que j’ai découvert, aimé, et dont je ne peux plus me passer). Sur la quatrième de couverture de cette édition (Presses Pocket), on peut lire : « Voici une histoire vécue de la férocité des hommes, une histoire vécue par un enfant : Tanguy. Petit garçon perdu dans une Europe déchirée par la guerre, Tanguy connaîtra l’exil, la faim, l’horreur des camps de concentration. Il découvrira aussi la solidarité et de déchirantes amitiés. Et c’est parce qu’il traversera toutes ces horreurs de la guerre et du monde des adultes avec un coeur d’enfant sans haine et sans amertume qu’il surmontera son désespoir et sera sauvé. »
« Le hasard n’existe pas », dit-on ; l’un de mes amis lointains (dans l’espace), aimait à me le répéter, à me l’écrire... J’achète parfois des livres sans trop savoir ce qu’il contiennent, simplement parce qu’un jour j’ai lu un article sur leur auteur ou que j’ai entendu un commentaire à leur sujet. Il m’arrive donc d’avoir dans ma bibliothèque des livres qui attendent durant des semaines, des mois et même des années, que je daigne les ouvrir, en parcourir quelques lignes, quelques paragraphes. Souvent, quand je viens de terminer la lecture d’un roman ou d’un essai et que je ne sais plus que choisir, je saisis un livre sur mes rayons, sans y avoir pensé auparavant, et j’en commence la lecture. Nos choix de lecture ne sont toutefois pas si innocents qu’on le pense ; si l’on est conduit vers tel ou tel livre, c’est sûrement parce qu’à ce moment-là, on est prêt, on est mûr pour le message qu’on y trouvera. Il arrive avec les livres ce qui arrive avec les êtres ; on se demande parfois ce que telle ou telle personne peut bien avoir en commun avec nous, ce qu’elle peut bien faire sur notre chemin, dans notre vie. On l’oublie, ou du moins on essaie de l’ignorer ; puis un jour, au détour d’une confidence, d’une révélation, tout s’éclaire : on comprend alors pourquoi cette personne est là.
Traverser ce « monde des adultes avec un coeur d’enfant »... Hier soir, je participais avec des collègues d’une association dont je suis administrateur à un dîner de travail dans un restaurant branché de la rue Saint-Denis, à Montréal. Vers la fin du repas modérément accompagné d’un bon vin sans prétention, après avoir parlé de choses sérieuses, discuté de stratégie d'affaires, nous avons quelque peu parlé de lectures, de littérature, de ce qui fait un écrivain, de ce qui fait que certains, parmi nous, par exemple, sentent le besoin d’écrire et d’autres pas... Je leur ai parlé de cet auteur, de ce roman que je suis en train de lire et, sur le ton de la confidence souriante, j’ai ajouté que je me reconnaissais souvent dans l’histoire de cet enfant perdu, qui connaît l’exil, « la solidarité et de déchirantes amitiés ». Alors un collègue m’a dit en riant : « Non, non, J-M, tu n’es plus un enfant ; tu ne le sais peut-être pas et j’ai le regret de te le dire, mais tu n’es plus un enfant... » C’était dit avec tant d’affection et de tendresse que l’enfant en moi était prêt à entendre ce terrible constat et à accepter de réfléchir à ses conséquences...
En poursuivant ma lecture de ce roman, je suis donc tombé ce matin sur un passage qui me semblait en lien direct avec le sujet de ces deux fables de La Fontaine que je citais hier, sur la véritable amitié, sur ce que l’on serait prêt à faire pour un ami, sur la distinction à faire entre la parole et l’action, entre le discours et la réalité ; il m'a paru essentiel d'établir immédiatement ce lien entre une lecture d'hier et celle d'aujourd'hui. Il s’agit ici d’une conversation entre le jeune Tanguy et le directeur d’un collège qu’il a fondé, un jésuite touché par la misère qui s’est donné comme mission d’ouvrir des écoles où l’on pourra accueillir des enfants et leur donner « la nourriture et le savoir », qui s’est battu contre des bureaucrates en réclamant pour des enfants « le droit de devenir des hommes ». Voici cet extrait :
« ... C’est le Père qui dit un jour à Tanguy :
— La charité n’est pas vertu : elle est acte.

Il était d'ailleurs lui-même tout action. Chez lui action et pensée étaient indissolublement liées par ce lien invisible de la charité. Il n’aimait pas les consciences scrupuleuses, les âmes « tourmentées ». Un jour, Tanguy lui ayant avoué qu’il se demandait souvent s’il croyait ou non en Dieu, le Père lui jeta un regard sévère :
— Laisse en paix ces histoires !... Mange, dors, étudie, ne mens pas, sois bon avec tes camarades, travaille, agis loyalement. Quant tu auras fait toutes ces choses, et qu’en plus tu te sentiras capable d’aimer ton prochain jusque dans tes actes, alors demande-toi si tu crois en Dieu ; pas avant. La plupart de nos « croyants » cessent de se comporter en croyants dès qu’il s’agit de donner mille pesetas. Foi bien fragile que celle qui dépend du portefeuille ! Ce n’est pas le superflu qu’il faut savoir donner, mais bien le nécessaire. »

Michel del Castillo, Tanguy, coll. « Presses Pocket », page 209.

vendredi 11 novembre 2005

Les grandes personnes

« Toutes les grandes personnes ont d'abord été des enfants », écrit Saint-Exupéry dans Le Petit Prince. Il avait raison. À voir comment la plupart des grandes personnes se prennent au sérieux, on peut se demander, cependant, combien d'entre elles se souviennent d'avoir été des enfants.

Quant à moi, je ne garde pas de souvenir particulièrement joyeux de mon enfance. Il y en eut, sans doute, mais je ne me souviens pas de mon enfance comme d'une époque heureuse. Ni de mon adolescence, d'ailleurs. J'ai commencé par avoir une enfance heureuse, choyée, puis, un jour, tout s'est arrêté. Je n'avais pas trois ans. Vu de l'extérieur, il n'y eut pas de drame, pas d'événement particulier, rien qui attire la sympathie des voisins ou la curiosité des organisations qui s'occupent de la protection des enfants (ces organisations d'ailleurs n'existaient pas, du moins dans mon milieu, quand j'étais enfant). Un jour cependant, mon enfance insouciante a basculé. Il ne s'était rien passé d'extraordinaire, rien d'autre que la régularisation d'une situation, que le retour à la normalité des choses, et cependant l'enfant que j'étais a vécu sans doute le plus grand drame de sa vie ; ce sera le premier d'un de ces grands déchirements dont on ne se remet jamais vraiment. Ce fut un événement déterminant pour le reste de ma vie. Dès lors, l'enfant que j'étais comprit qu'il ne pouvait faire totalement confiance aux grandes personnes... Cet événement fondateur fit en sorte que durant mon enfance, mon adolescence et dans les premières années de ma jeunesse, j'eus du mal à nouer des liens avec d'autres et plus encore à les maintenir. Si je peux identifier cet événement qui a détruit en moi quelque chose d'essentiel, je peux aussi identifier ce qui, de nombreuses années plus tard, transformera ma vie dans le bon sens, cette fois. J'en parlerai probablement un jour, dans une chronique pas forcément prochaine...
J'ai été un enfant sérieux, un adolescent ténébreux. Et c'est sans doute parce que j'ai été sérieux trop tôt que j'ai tellement peu envie d'être une grande personne, maintenant que l'on me regarde comme l'une d'entre elles et que l'on s'attend à ce que je me comporte en conséquence. Il n'y a pas si longtemps encore, quand il me présentait à d'autres, l'un de mes amis disait de moi que j'étais un « délinquant » et, saisissant l'expression de surprise des interlocuteurs qui en me regardant voyaient devant eux un « jeune homme bien », une grande personne bien mise, à l'allure responsable, cet ami précisait que c'était l'un des plus beaux compliments qu'il pouvait me faire. Et comme il avait raison ! Ils sont si rares ces amis qui vous perçoivent si bien... Il m'arrive souvent de dire que j'ai commencé très tard ma crise d'adolescence et qu'elle n'a jamais vraiment cessé... L'un de mes grands plaisirs reste de faire, sans me faire prendre, ce qu'il ne faut pas faire, du moment que ça ne nuit à personne... Ma délinquance est douce et sans malice ; au fond, ce qui m'amuse, c'est de contourner les règles établies, de déjouer les interdits en riant. Cela m'arrive de moins en moins, cependant, et je le regrette. Entouré de grandes personnes, parce que les « enfants » que je connais sont de plus en plus occupés à vivre ailleurs leurs jeux d'enfants ou en train d'essayer de devenir des grandes personnes, je vois ces adultes sans cesse préoccupés de choses sérieuses qui ne m'intéressent pas. Bien sûr, je les écoute en parler, car je suis poli et j'ai appris à avoir de la conversation avec les grandes personnes, mais je ne me sens jamais aussi seul que lorsque je suis en société.