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mardi 17 juillet 2018

La vie rêvée...

« Rêver, c'est espérer.
Qui ne s'est pas construit un rêve
au-dessus de ses moyens, 
et n'a pas tenté de le vivre,
ne se sera pas montré digne
d'un passage d'humanité. »
Georges Clemenceau

J'ai été tellement absorbé, ces derniers mois - pratiquement depuis un an, en fait -, que je me suis un peu, beaucoup, perdu de vue, négligeant tout ce qui relève de ma vie personnelle, à l'exception de Rupert. Je me suis laissé siphonner, aspirer (même sans inspiration) par des responsabilités qui ne me rapportent rien, personnellement, sinon la satisfaction personnelle de constater une fois de plus que je peux gérer de grands projets et que je peux faire en sorte que les résultats soient à la hauteur de mes attentes, quitte à bousculer plusieurs personnes importantes, des professionnels dans divers domaines, tout en sachant expliquer et convaincre les personnes à qui je dois rendre des comptes.

Il y a quelques jours à peine, je disais à une amie avec qui j'ai eu parfois de très intéressantes conversations, que je n'ai pratiquement plus rien à dire, à l'exception de ce qui remplit ma vie quotidienne, consacrée à la gestion de projets et l'administration de choses concrètes. Heureusement que Rupert est là pour exiger un peu de ma présence et de mon attention ; le temps que je passe avec lui n'est jamais perdu, même si, par moments, je voudrais consacrer un peu plus de temps à d'autres activités. Et, au fond, Rupert constitue l'essentiel du contenu de mes communications avec les autres car, lorsque je suis dehors avec lui, il y a toujours quelqu'un qui veut le voir, jouer avec lui, me dire que c'est le plus beau chien qu'ils aient rencontré, etc.

Constatant le vide actuel de ma vie intérieure, la perte du sens de mon identité et de ma raison d'être, j'essayais ces dernières semaines, sans vraiment y parvenir, de me motiver à reprendre mon récit de vie, le discours intérieur, qu'il soit écrit ou non, qui construit et projette l'image de soi, le sentiment de mon existence et de ma présence au monde.

Il y a plusieurs années déjà, j'avais inscrit en tête de ce blogue cette citation : « Nous ne sommes [...] que nos apprentissages et nos souvenirs, rien d'autre que le récit que nous nous faisons de nos actions et de nos pensées. » Michel del Castillo, Les portes du sang. Cette phrase me semblait si vraie à ma première lecture, et elle continue de l'être. Sans avoir besoin de la relire, je l'ai faite mienne et, même si j'oublie parfois d'agir en conséquence, elle fait partie de mes croyances, des valeurs qui donnent un sens à ma vie et me permettent d'avancer. Aujourd'hui encore, j'ai entendu Boris Cyrulnik prononcer une conférence dont le titre était « Le récit de soi », que j'ai trouvée si intéressante que je vais la réécouter sur YouTube. Chaque fois que j'entends parler Boris Cyrulnik ou que je lis quelque chose à son sujet, je me sens coupable de ne pas encore avoir lu tous ses livres, tant les sujets de ses livres m'interpellent. Récit « de nos actions et de nos pensées » pour Michel del Castillo, « récit de soi » pour Boris Cyrulnik ; est-ce un hasard si ces deux auteurs sont tous deux membres du comité d'honneur de l'Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD) ?

Ce récit de soi que je sens important de retrouver et de poursuivre, me semble, pour diverses raisons que je n'essaierai pas d'expliquer ici, pour l'instant impossible ; je ne sais plus par quel bout le saisir pour qu'il puisse se dérouler.

Mais aujourd'hui, Dr Caso a écrit sur son blogue un billet intitulé la vie se chante la vie se pleure dans lequel elle fait un bilan sommaire de ses dix dernières années. J'ai d'abord eu envie de répondre à son invitation et de raconter dans un commentaire ce qu'ont été mes dix dernières années. Mais devant le risque que mon commentaire soit trop long, j'ai plutôt choisi de faire ici ce petit bilan de mes dix dernières années, sans savoir d'avance ce que je pourrai bien raconter.

D'abord, en avril 2008, je faisais la connaissance de ce garçon merveilleux que les lecteurs habituels ont surtout appris à connaître un peu plus tard, plus intensément à compter de juillet 2009. Alors que je n'attendais plus personne et que je m'étais résigné à mener une petite vie tranquille après avoir nourri de grands rêves et de nobles ambitions, ce Petit Prince est venu frapper à ma porte et, en peu de temps, a bouleversé ma vie, l'a transformée, magnifiée...

Le 10 juillet 2008, ce garçon extraordinaire m'apprenait qu'il était le jour même officiellement devenu médecin spécialisé en médecine d'urgence. Une semaine plus tard - il y a exactement dix ans aujourd'hui - il m'annonçait qu'il était lui-même atteint de la leucémie... Les douze mois qui ont suivi, nous les avons vécus, lui et moi, sa famille, ses amis, ses collègues, comme sur des montagnes russes.

Il m'aura fallu plusieurs années pour commencer à ne plus faire de cauchemars la nuit, à pouvoir parler un peu de lui sans éclater en larmes... Je ne raconterai pas encore une fois combien la présence d'amis d'Alexander et, par l'intermédiaire d'une amie exceptionnelle, la présence de certains membres de son entourage et de sa famille ont été pour moi un réel soutien moral et affectif.

Dans les semaines, les mois, les années qui ont suivi, j'ai voulu lire tous les livres qui me paraissaient intéressants sur l'attachement, sur la perte, sur le deuil. Près de dix ans plus tard, je continue à en lire de temps à autre lorsque je découvre des livres que je ne connaissais pas.

J'ai voulu apprendre à connaître le milieu de vie d'Alexander, son univers physique, géographique, familial, intellectuel, culturel, affectif... Je me suis intéressé à tout ce que je pouvais trouver sur Londres, sur l'Angleterre, sur la Grande-Bretagne. J'ai voulu voir ou revoir toutes les émissions de télévision et tous les films britanniques auxquels je pouvais avoir accès. J'ai commencé à lire de nombreux auteurs britanniques, à commencer par ceux qu'Alexander aimait... J'ai lu de nombreux livres sur les chevaux, sur les chiens, sur l'éthologie, etc. Cet intérêt n'a pas diminué au fil des ans. Chaque fois qu'un livre, un film, ou autre, évoque un sujet qui pouvait intéresser Alexander, je dois au moins essayer de savoir s'il est vraiment intéressant, si je pourrai y apprendre encore quelque chose qui me permettra de mieux comprendre la curiosité et l'amour d'Alexander pour tant de sujets innombrables.

J'avais été séduit par le chien d'Alexander, ce magnifique bulldog (j'écris « bulldog » et non « bouledogue » car il s'agit d'un chien d'origine anglaise et qui fait référence au « taureau » (bull), plutôt qu'à une « boule »), et je m'étais promis que, le jour où je le pourrais, j'adopterais un bulldog. Rupert ne cesse de me rendre heureux et, tous les jours, plusieurs fois par jour, quelqu'un que je ne connais pas s'arrête et s'émerveille devant Rupert. C'est encore plus vrai lorsque ceux-ci aiment vraiment les bulldogs, reconnaissant en Rupert un spécimen particulièrement beau, avec sa personnalité propre bien affirmée. On me dit souvent : « On voit, on sent que vous l'aimez et qu'il y a entre vous une très belle complicité. Ça se constate dans sa façon d'être, qui est le résultat d'une éducation aimante... » J'en suis heureux. Et, comme bien d'autres choses dans ma vie, Rupert révèle ce que l'amour d'Alexander a fait de moi.

Après le départ d'Alexander, pour des raisons diverses (parfois des bonnes), la plupart de mes amis « réels » (ceux que que je connaissais depuis longtemps, qui vivaient dans mon voisinage, que je pouvais voir, toucher, contrairement aux amis lointains qui étaient pourtant, eux, constamment présents), ont pratiquement disparu d'eux-mêmes de ma vie.  Alexander me demandait parfois s'ils étaient vraiment des amis ; il avait sans doute raison.

Alexander et moi avions de beaux rêves, mille projets excitants à réaliser... Je m'étais promis d'en réaliser quelques-uns. Je constate qu'ils font davantage partie de ma vie rêvée que de ma vie « vécue ». Mais est-on sûr que les rêves que l'on alimente sont moins importants et moins révélateurs de l'être que nous sommes vraiment que la vie machinale que l'on répète jour après jour ?

J'aurai dû faire de nombreux deuils ces dernières années, certains plus douloureux et plus difficiles que d'autres... Je n'en ai pas en ce moment une idée très précise, mais je sens que je devrai faire le point tôt ou tard, et le plus tôt sera le mieux. Les rêves que je continue de nourrir sont moins ambitieux que ceux d'il y a dix ans, mais il en reste un certain nombre qui donnent encore un sens et un but à ma vie, qui constituent en somme des objectifs à atteindre avant de disparaître à mon tour.

vendredi 7 novembre 2008

Tanguy


Puisque je le cite dans le billet précédent, aussi bien parler un peu ici de Michel del Castillo et, surtout, de son premier roman publié (en 1957, je crois), Tanguy, que je ne conseille pas à ceux qui cherchent de la littérature légère, de divertissement. Ce roman raconte la vie d'un petit garçon qui, pendant la guerre, abandonné par son père, manipulé par sa mère, connut les camps de concentration (entre 9 et 12 ans) ; il contient tellement d'horreurs qu'il est difficile de le lire sans pleurer à chaque page. Mais, comme il est écrit sur la quatrième de couverture de mon édition (Presses Pocket) : « ... C'est parce qu'il traversera toutes ces horreurs de la guerre et du monde des adultes avec un cœur d'enfant sans haine et sans amertume qu'il surmontera son désespoir et sera sauvé. »
J'en avais parlé une première fois en novembre 2005 et je me proposais d'en reparler ici depuis longtemps mais les livres de cet auteur ont tellement transformé ma vision des choses ces dernières années que je ne savais pas comment en parler, par quel bout l'aborder.
Au sujet de la réédition de 1994 de ce roman, Michel del Castillo écrit :
« Cette nouvelle édition d'un ouvrage que libraires et lecteurs ne cessaient de réclamer s'imposait plus encore après la parution de Rue des Archives, qui en éclaire les aspects cachés.
« Les deux ouvrages se répondent l'un l'autre. De Tanguy à Xavier, il y a toutefois plus que l'épaisseur d'une vie, il y a le vertige d'une horreur que je n'osais pas fixer, de peur de m'y abîmer. Premier roman de moi publié. Tanguy n'était pas ce cri du cœur que beaucoup voulurent y entendre. Il n'est pas le fruit de la nécessité biographique. Son modèle n'est pas le témoignage : il se trouve chez les auteurs que j'étudiais avec ferveur, notamment Dostoïevski.
« Je ne romançais pas ma vie, je biographisais le roman. C'est d'ailleurs sur ce point, l'exemplarité d'une enfance de guerre, de toutes les guerres, qu'insistait François Le Grix, mon mentor littéraire. C'est ainsi que les jeunes le lisent avec, dans leur tête, les images que la télévision leur assène. Aucun ne me demande si l'histoire est vraie, puisqu'elle se répète sous leurs yeux. Toujours et partout, du Rwanda à la Bosnie, du Viêt-Nam au Cambodge, ils reconnaissent le même enfant supplicié. »

Je ne cherche pas ce genre de littérature, habituellement ; pendant des années et des années, j'aurai été incapable de lire les livres de cet auteur, pas même Tanguy dont un ami m'avait recommandé la lecture il y a très longtemps. Bien que ce soit son premier roman, j'ai lu celui-ci une première fois il y a trois ans je crois, après avoir lu de nombreux autres livres de l'auteur. J'ai énormément pleuré en le lisant et, ces jours-ci, je suis en train de le relire et, en dépit de toutes les horreurs qu'on y trouve, je conserve le message d'espoir.
Je garde surtout une immense affection pour ce petit garçon, qui grandit peu à peu (il a maintenant 75 ans) ; et si je me suis tant attaché à lui c'est sans doute parce qu'il a traversé « toutes ces horreurs [...] avec un cœur d'enfant sans haine et sans amertume ». Il me rappelle en cela un autre cœur d'enfant, que je ne connaissais pas au moment de ma première lecture de ce roman, et qui, à le découvrir jour après jour, reste pour moi une constante source d'inspiration.

Aimer...


« ... Il ne se demandait pas "pourquoi" il l'aimait,
ni "
comment". Il l'aimait... »
Michel del Castillo, Tanguy

dimanche 20 novembre 2005

Si charité mal ordonnée, ne pas donner...

Je citais l'autre jour, dans mon article « ...avec un coeur d'enfant », un extrait d'un roman de Michel del Castillo ; le dernier paragraphe cité se terminait par ces mots :
« ... La plupart de nos « croyants » cessent de se comporter en croyants dès qu’il s’agit de donner mille pesetas. Foi bien fragile que celle qui dépend du portefeuille ! Ce n’est pas le superflu qu’il faut savoir donner, mais bien le nécessaire. »
Ce soir je tombe sur une citation de Romain Rolland qui explique peut-être pourquoi tant de gens hésitent à ouvrir leur portefeuille pour aider un ami, comme le font les deux amis de la fable de La Fontaine, ou pourquoi certains ont tant de mal à faire un sacrifice, quel qu'il soit : « Si un sacrifice est une tristesse pour vous, non une joie, ne le faites pas, vous n'en êtes pas digne. » (Romain Rolland, Jean-Christophe).

Il y a quatre ans, à l'invitation de nouveaux amis que j'avais connus par l'intermédiaire d'un salon de clavardage sur Internet et avec qui je dialoguais depuis environ un an, je suis venu passer quelques semaines en Europe. Quelques-uns de ces amis avaient insisté pour que je vienne, en me disant que je pourrais loger chez un tel et un tel, à tour de rôle. Je ne suis pas du genre à partir à l'aventure ; je considère que j'ai déjà vécu ma vie de bohème, à vingt ans, lors de mon premier séjour à Paris et assez longtemps par la suite au fil des ans ; depuis, j'ai plutôt tendance à vérifier dans quoi je m'embarque avant de partir. Dans le cas de ce séjour de l'automne 2001, les promesses d'hébergement me semblaient des garanties suffisantes, puisque j'avais eu déjà avec ces amis des échanges presque quotidiens par Internet, plusieurs conversations téléphoniques et bien d'autres témoignages d'amitié.
Or, après un saut à Bruxelles et une semaine passée à Liège chez un autre ami, je suis venu à Paris, comme il était prévu. Je me suis vite rendu compte que les promesses des amis ne tenaient plus ; je n'ai pas essayé de savoir pourquoi ; il me suffisait de savoir que l'on voulait bien me voir, sortir au café ou au restaurant avec moi, mais que l'on hésitait encore à ouvrir la porte de l'appartement. Je me suis donc résigné à rester à l'hôtel où je m'étais installé dès mon arrivée.
Quelques jours plus tard, j'étais dans un cybercafé, car Internet restait pour moi la façon la plus efficace de communiquer avec tous ces « amis » dont j'avais fait la connaissance au cours des mois précédents. Un garçon que je connaissais un peu car nous avions eu ensemble quelques brèves conversations, mais très peu par rapport à de nombreux autres, me demanda où j'habitais à Paris. Je lui répondis que j'étais à l'hôtel parce que les amis qui devaient m'héberger semblaient avoir des difficultés. Or, ce garçon que je ne connaissais pas vraiment, Christian, qui ne me connaissait sans doute pas davantage, me dit qu'il avait un appartement dans le Marais, qu'il partait passer deux jours à la campagne et qu'il mettait donc cet appartement à ma disposition. Nous nous rencontrâmes le lendemain à l'heure du déjeuner dans un bistrot situé sur les Grands Boulevards, entre mon hôtel et son lieu de travail. Nous avons mangé un sandwich, pris un café, puis Christian m'a remis les clés de son appartement en m'invitant à m'y installer. Il est retourné au travail alors que je suis passé à l'hôtel chercher mes affaires ; j'ai ensuite pris un taxi et je suis parti m'installer rue Vieille-du-Temple...
Quatre ans plus tard, c'est avec beaucoup d'émotion que je repense à cet élan spontané de générosité. Ce garçon qui ne m'avait jamais vu de sa vie, avec qui j'avais eu de brèves conversations sur Internet, m'offrait les clés de son appartement alors que lui-même partait durant quelques jours... Combien d'autres auraient pu craindre d'être volés, ou quoi que ce soit ; combien auraient craint d'être dérangés ? Quand il revint de la campagne, loin de me mettre à la porte, Christian me dit que je pouvais rester aussi longtemps que je n'aurais pas trouvé autre chose, insistant même pour que je prenne sa chambre, disant qu'il dormirait au salon.
Ça, c'est pour moi de la générosité joyeuse et véritable, et non de la générosité triste, à contre-coeur... J'en garderai une éternelle reconnaissance à Christian, et aussi à Yann et à Sébastien, des amis de Christian, qui ne sont probablement pas étrangers non plus à ce si cordial accueil. J'en remercie encore ces amis et j'espère pouvoir bientôt leur rendre la politesse, comme cela devait se faire cet automne pour Yann et Sébastien, qui habitent l'un le Berry et l'autre les Yvelines, et qui ont dû reporter à plus tard leur séjour à Montréal. Pour compenser un peu ce retard, je viens de recevoir du Portugal où Sébastien a de la famille une carte postale signée de Yann et de Sébastien et dont l'image évoque le restaurant de Paris où nous avions mangé en compagnie de plusieurs autres copains le soir de notre première rencontre, le samedi 13 octobre 2001.

vendredi 18 novembre 2005

... avec un coeur d'enfant

En prenant mon petit déjeuner, ce matin, je pensais à ma chronique du jour, à ce que je devrais écrire pour définir un peu plus mon identité... Puis, comme j’essaie de le faire chaque matin, même si je suis parfois pressé, bousculé, j’ai pris un livre pour accompagner la fin de ce petit déjeuner et le litre de thé noir, alliant ainsi aux nourritures terrestres la nourriture de l’esprit. Parmi mes lectures en cours, il y a un roman de Michel de Castillo, dont je reparlerai un jour ; pas forcément de ce roman, mais de son auteur et des circonstances qui m’ont amené à lire ses livres. Ce roman que je suis en train de lire, Tanguy, est le premier qu’il ait publié, je crois, en 1957 ; il ne s’agit donc pas, on le voit, d’un jeune romancier à la mode que vient de jeter sur la plage du temps la dernière marée de l’automne.
Le sujet de ce roman, le voici (et je dois dire que si je n’avais pas lu auparavant d’autres livres de cet auteur, ce sujet n’aurait probablement pas retenu mon attention ; si je lis celui-ci, c’est pour retrouver un auteur que j’ai découvert, aimé, et dont je ne peux plus me passer). Sur la quatrième de couverture de cette édition (Presses Pocket), on peut lire : « Voici une histoire vécue de la férocité des hommes, une histoire vécue par un enfant : Tanguy. Petit garçon perdu dans une Europe déchirée par la guerre, Tanguy connaîtra l’exil, la faim, l’horreur des camps de concentration. Il découvrira aussi la solidarité et de déchirantes amitiés. Et c’est parce qu’il traversera toutes ces horreurs de la guerre et du monde des adultes avec un coeur d’enfant sans haine et sans amertume qu’il surmontera son désespoir et sera sauvé. »
« Le hasard n’existe pas », dit-on ; l’un de mes amis lointains (dans l’espace), aimait à me le répéter, à me l’écrire... J’achète parfois des livres sans trop savoir ce qu’il contiennent, simplement parce qu’un jour j’ai lu un article sur leur auteur ou que j’ai entendu un commentaire à leur sujet. Il m’arrive donc d’avoir dans ma bibliothèque des livres qui attendent durant des semaines, des mois et même des années, que je daigne les ouvrir, en parcourir quelques lignes, quelques paragraphes. Souvent, quand je viens de terminer la lecture d’un roman ou d’un essai et que je ne sais plus que choisir, je saisis un livre sur mes rayons, sans y avoir pensé auparavant, et j’en commence la lecture. Nos choix de lecture ne sont toutefois pas si innocents qu’on le pense ; si l’on est conduit vers tel ou tel livre, c’est sûrement parce qu’à ce moment-là, on est prêt, on est mûr pour le message qu’on y trouvera. Il arrive avec les livres ce qui arrive avec les êtres ; on se demande parfois ce que telle ou telle personne peut bien avoir en commun avec nous, ce qu’elle peut bien faire sur notre chemin, dans notre vie. On l’oublie, ou du moins on essaie de l’ignorer ; puis un jour, au détour d’une confidence, d’une révélation, tout s’éclaire : on comprend alors pourquoi cette personne est là.
Traverser ce « monde des adultes avec un coeur d’enfant »... Hier soir, je participais avec des collègues d’une association dont je suis administrateur à un dîner de travail dans un restaurant branché de la rue Saint-Denis, à Montréal. Vers la fin du repas modérément accompagné d’un bon vin sans prétention, après avoir parlé de choses sérieuses, discuté de stratégie d'affaires, nous avons quelque peu parlé de lectures, de littérature, de ce qui fait un écrivain, de ce qui fait que certains, parmi nous, par exemple, sentent le besoin d’écrire et d’autres pas... Je leur ai parlé de cet auteur, de ce roman que je suis en train de lire et, sur le ton de la confidence souriante, j’ai ajouté que je me reconnaissais souvent dans l’histoire de cet enfant perdu, qui connaît l’exil, « la solidarité et de déchirantes amitiés ». Alors un collègue m’a dit en riant : « Non, non, J-M, tu n’es plus un enfant ; tu ne le sais peut-être pas et j’ai le regret de te le dire, mais tu n’es plus un enfant... » C’était dit avec tant d’affection et de tendresse que l’enfant en moi était prêt à entendre ce terrible constat et à accepter de réfléchir à ses conséquences...
En poursuivant ma lecture de ce roman, je suis donc tombé ce matin sur un passage qui me semblait en lien direct avec le sujet de ces deux fables de La Fontaine que je citais hier, sur la véritable amitié, sur ce que l’on serait prêt à faire pour un ami, sur la distinction à faire entre la parole et l’action, entre le discours et la réalité ; il m'a paru essentiel d'établir immédiatement ce lien entre une lecture d'hier et celle d'aujourd'hui. Il s’agit ici d’une conversation entre le jeune Tanguy et le directeur d’un collège qu’il a fondé, un jésuite touché par la misère qui s’est donné comme mission d’ouvrir des écoles où l’on pourra accueillir des enfants et leur donner « la nourriture et le savoir », qui s’est battu contre des bureaucrates en réclamant pour des enfants « le droit de devenir des hommes ». Voici cet extrait :
« ... C’est le Père qui dit un jour à Tanguy :
— La charité n’est pas vertu : elle est acte.

Il était d'ailleurs lui-même tout action. Chez lui action et pensée étaient indissolublement liées par ce lien invisible de la charité. Il n’aimait pas les consciences scrupuleuses, les âmes « tourmentées ». Un jour, Tanguy lui ayant avoué qu’il se demandait souvent s’il croyait ou non en Dieu, le Père lui jeta un regard sévère :
— Laisse en paix ces histoires !... Mange, dors, étudie, ne mens pas, sois bon avec tes camarades, travaille, agis loyalement. Quant tu auras fait toutes ces choses, et qu’en plus tu te sentiras capable d’aimer ton prochain jusque dans tes actes, alors demande-toi si tu crois en Dieu ; pas avant. La plupart de nos « croyants » cessent de se comporter en croyants dès qu’il s’agit de donner mille pesetas. Foi bien fragile que celle qui dépend du portefeuille ! Ce n’est pas le superflu qu’il faut savoir donner, mais bien le nécessaire. »

Michel del Castillo, Tanguy, coll. « Presses Pocket », page 209.