Pendant que j'étais sorti manger, ce dimanche soir, faisant une pause dans ce travail qui m'épuise, un garçon pour qui j'ai une affection immense, affection que je ne veux pas tenter de nommer ici, maintenant, m'écrivait un long message, comme une déclaration d'amitié ou d'amour (entre nous, la distinction n'est pas facile à faire). Son message est un long poème, non pas à cause de quelque effort de mise en forme, mais simplement parce c'est l'émotion qui s'exprime, débarrassée de la gangue des conventions. Je ne suis pas surpris de ce qu'il y dit ; très touché, très heureux, de lire sous des mots ce que j'ai toujours senti entre les lignes et ce que nous nous sommes dit assez souvent aussi. Il y a entre nous beaucoup de pudeur, mais pas de fausse réserve.
C'est trop beau : je ne m'attendais pas à recevoir ce soir ce poème inspiré, cette déclaration que j'accepte entièrement, en faisant abstraction des compliments à mon endroit... Ces mots d'Éluard qu'il reprend, je ne sais plus où je les avais trouvés (si quelqu'un est familier avec l'oeuvre d'Éluard...), ils s'appliquent d'abord à lui : « le poète n'est pas celui qui écrit mais celui qui inspire ».
J'aime beaucoup aussi ces autres mots d'Éluard : « Je ne sais plus, tellement je t'aime, lequel de nous deux est absent. »
Je voudrais répondre à ce message ; je ne pourrai pas le faire avant vingt-quatre heures au moins. Je veux néanmoins dire à cet ami, au cas où il repasserait par ici au cours des prochaines heures, que, encore balotté par les événements qui se bousculent, j'aurai du mal à retrouver rapidement le fil de ma vie intérieure afin d'apporter à son message la réponse que je voudrais lui apporter. Autrement dit, je conserve encore durant quelques heures mon coeur entre parenthèses.
En lisant sa crainte d'être maladroit, de n'avoir pas les mots voulus pour s'exprimer, je me sens plus maladroit encore car si ses mots sont déficients que devra-t-il penser des miens ?
Mais en me faisant cette réflexion, j'ai repensé à une phrase de Flaubert lue il y a très longtemps et qui me réconforte en me rappelant que je ne suis pas seul à éprouver ce malaise devant la pauvreté des mots quand nous voulons exprimer des émotions, des sentiments :
« ... comme si la plénitude de l'âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l'exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles. »