Ce soir, ou plutôt en ce début de nuit, j'ai le cœur en lambeaux.
Rupert est une merveilleuse petite boule de poils et d'amour. Avant même d'aller le chercher, je me représentais le déchirement que ce devait être pour lui et pour sa mère lorsque je le prendrais pour le ramener chez moi. J'avais exprimé mon émotion à l'éleveur et il m'avait rassuré en me disant qu'il séparerait déjà le chiot de sa mère quelques heures avant mon arrivée, ce qu'il a fait. Après les formalités d'usage, Rupert est venu dans mes bras et m'a suivi, comme s'il m'avait lui-même choisi comme compagnon de vie. La mère était à l'extérieur et, pour regagner la voiture, je devais passer devant elle ; elle s'est approchée de moi et voulait sentir son chiot ; je me suis penché avec le chiot vers elle : leurs museaux se sont collés l'un contre l'autre durant de longues secondes, et je suis parti sous le regard ému d'une mère désormais sans enfants (les autres chiots étaient partis la veille).
Toute la semaine, je me suis appliqué à créer pour ce petit être un climat accueillant, chaleureux, essayant de lui faire oublier le plus rapidement possible que sa mère, ses frères et ses sœurs n'étaient plus là, étant attentif à ses moindres besoins, ses moindres soupirs, ses plus légers pleurs... J'ai appris à décoder assez bien son langage pour savoir s'il exprimait un besoin ou un simple caprice, la nécessité de satisfaire une fonction naturelle ou l'envie d'avoir un peu d'attention et, en général, j'ai su y répondre adéquatement avec tout l'amour possible pour un petit être ardemment désiré et qui dépend de soi.
J'ai su gagner sa confiance et l'« abandonner » durant de longues minutes sans qu'il se mette à gémir. Toute la journée, il a su s'amuser seul ou dormir lorsque j'étais occupé ; j'ai même pu aller manger au restaurant en début d'après-midi sans qu'il manifeste la moindre inquiétude. Ce soir, par exemple, il a passé la soirée sur mes genoux, comme un petit ange, pendant que j'étais au téléphone. Si je ne l'avais pas « dérangé » pour lui faire « prendre l'air » avant la nuit, il serait sans doute encore bien sagement allongé sur mes cuisses.
En rentrant de cette courte sortie au petit parc au coin de ma rue, évidemment, il a voulu jouer, en y mettant de plus en plus d'enthousiasme. Je voulais modérer ses ardeurs, calmer son excitation, mais il était résolu. On ne dit pas facilement « Non » à un bulldog ; quand il a quelque chose en tête, le corps suit avec force et persistance. Et puis il ne comprend pas toujours, pas encore, ce que signifie ce « Non » ; j'arrive cependant à le distraire et à lui faire faire autre chose que l'obsession qu'il a en tête.
Ce soir, cependant, j'ai dû faire preuve d'une plus grande autorité, le saisir par le cou et l'obliger à se soumettre, en le tenant couché par terre, le temps de retrouver son calme. C'est ce qu'aurait fait sa mère ou un autre chien, de même qu'un éducateur canin digne de ce nom, pour lui enseigner ce qu'ils ne tolèreront pas de sa part. Il ne s'agit pas de punition, mais d'autorité et de fermeté. Normalement, cela se fait naturellement, sans émotivité, sans agressivité surtout. Mais c'est là que, pour ceux qui aiment leur chien, la situation devient bouleversante : pour le bien du chien lui-même et pour établir une saine relation pour l'avenir, il faut parfois mettre de côté ses sentiments pour accomplir sans état d'âme son devoir.
Mais il est difficile de tenir au sol pour le calmer un petit être que l'on aurait irrépressiblement envie de serrer dans ses bras et d'embrasser. Et, une fois le calme revenu (ça se fait très vite : en quelques secondes ou moins d'une minute), il faut le laisser intégrer la leçon, l'ignorer durant quelques minutes. Mais comment rester insensible aux gémissements d'un petit être si attendrissant qui ne demande qu'à être rassuré sur l'affection qu'on lui porte, surtout après une manifestation d'autorité ? J'ai dû lui tourner le dos, alors que je mourrais d'envie de le prendre dans mes bras, de lui dire que je l'aime... Il a fini par regagner son coussin au fond de sa cage (toujours ouverte) et il s'est endormi. Et moi je reste seul avec le cœur déchiré, et une immense envie de pleurer...