« Préféreriez-vous aimer davantage, et souffrir davantage ; ou aimer moins, et moins souffrir ? C’est, je pense, finalement, la seule vraie question. » Ce sont les premiers mots du plus récent livre d'un écrivain anglais que j'aime beaucoup, Julian Barnes, La seule histoire, paru en 2018.
Cette question, je me la suis posée, et je me souviens en avoir parlé avec Alexander, pas exactement dans ces termes, mais c'était le sens d'un des sujets de nos conversations. Autour de cette idée, il y avait aussi celle que les êtres plus sensibles ressentent davantage les bonnes émotions, les bonnes choses de la vie mais, bien entendu, elles ressentent aussi plus vivement les peines, les douleurs, que ne les ressentent les êtres plus rationnels. Et, je me souviens aussi avoir demandé à Alexander, lors d'une conversation au sujet d'Alexandre le Grand - et je m'en veux encore -, s'il croyait aussi que les êtres qui vivent très intensément ont souvent des vies plus courtes que la moyenne des gens. Je m'en veux encore car je ne savais pas, alors, que sa propre vie serait menacée et que l'une de ses paroles dont je me souviens bien se vérifierait un peu plus tard ; quelques mois après nos premières communications, il m'avait dit : « Dans ma famille, on ne vit pas très vieux ; et je ne ferai pas exception. »
« Préféreriez-vous aimer davantage, et souffrir davantage ; ou aimer moins, et moins souffrir ? », demande Julian Barnes, avant d'ajouter « que ce n'est pas une vraie question. Parce que nous n’avons pas le choix. Si nous avions le choix, la question pourrait se poser. Mais nous ne l’avons pas, donc elle ne se pose pas. Qui peut contrôler la force de son amour ? Si vous pouvez la contrôler, ce n’est pas de l’amour. Je ne sais pas comment vous appelez cela, mais ce n’est pas de l’amour. » Et il a tout à fait raison.
Le choix que j'ai eu, en avril 2008, c'était de répondre ou de ne pas répondre à l'invitation d'Alexander d'amorcer une correspondance, de me laisser apprivoiser, d'établir des liens affectifs qui sont rapidement devenus plus intimes, plus vifs, plus profonds, plus intenses et vraiment indissolubles. Une fois apprivoisé, sous le charme de ce garçon merveilleux qu'était Alexander, je ne pouvais plus faire marche arrière : en choisissant de faire route avec lui, j'ai compris qu'un jour ou l'autre il y aurait des moments difficiles, des peines, des chagrins, qui seraient dix fois, cent fois compensés par toutes les joies, tous les bonheurs partagés. Pas une seconde je n'ai regretté de partager avec lui tout ce qu'il a été possible de partager.
En apparence, tout nous séparait : langue, culture, religion, âge, milieu social, géographie, politique, etc. Mais, au-delà des intérêts communs pour les mots, les livres, pour certains auteurs, nous nous reconnaissions par nos fêlures, nos blessures profondes remontant à l'enfance, comme si, à travers l'espace et le temps, nous étions de la même famille affective...
Il y a exactement dix ans aujourd'hui qu'Alexander nous a quittés. Dix ans plus tard, je me sens toujours plus enrichi par tout ce que m'a révélé ce garçon, tout ce qu'il m'a permis de découvrir et de vivre, ce qu'il m'a permis de devenir. Aujourd'hui encore, à chaque instant, il vit en moi et c'est en grande partie à travers lui que je perçois, que je ressens, que je pense, que j'appréhende ma vie sur Terre.