Quand je suis venu à Paris pour la première fois, j'avais vingt ans. Je ne me souviens plus vraiment si les quelques lectures que j'avais faites auparavant m'avaient donné envie d'aller voir sur place les lieux dont on aurait parlé dans les livres lus ; à vrai dire, je ne crois pas : je ne vois pas quel est ce livre qui aurait éveillé ma curiosité au sujet de la ville lumière, car les histoires de ces premières lectures ne se déroulaient pas forcément à Paris. Ce sont plutôt les conseils et les commentaires de mon professeur de chant, lui-même français, qui m'ont incité et fortement encouragé à acheter un billet d'avion et à partir passer trois semaines à Paris.

J'y suis arrivé tôt un mercredi matin d'octobre. Un car m'avait conduit de l'aéroport (je crois que c'était Orly, dont je connaissais d'abord l'existence par la chanson du dimanche, de Gilbert Bécaud) à la gare des Invalides. C'était une superbe journée ensoleillée et relativement chaude pour ce début d'automne. Dès mon arrivée, je me suis mis à la recherche d'un hôtel, car je n'avais fait aucune réservation. J'y aurai mis toute la journée : c'était en plein Salon international de l'auto, et les hôtels étaient remplis. Partout, on me demandait si j'étais journaliste...

À l'heure du déjeuner, ne sachant trop où m'arrêter pour manger, et pourtant affamé d'avoir tant marché dans les rues, je m'étais posé un instant à la Tour Eiffel pour y prendre un sandwich avant de reprendre ma course à travers les rues de Paris. J'entrais pratiquement dans tous les hôtels que je rencontrais... Finalement, en fin de journée, un appel téléphonique fait au hasard parmi les hôtels inscrits dans un répertoire que m'avaient donné avant mon départ les Services officiels du tourisme français a été plus heureux : on avait une chambre... pour une nuit seulement. Je n'étais pas journaliste, comme on me l'a souvent demandé ce jour-là, mais, étrangement, l'hôtel qui voulait bien m'accueillir n'était pas très loin de la Maison de la Radio. C'était aussi, près du métro Ranelagh, de la rue Mozart, de la rue de la Pompe, où vivait François Mauriac, où se trouve le lycée Janson-de-Sailly, fréquenté par une élite sociale et intellectuelle ; c'était aussi le quartier de Julien Green, de Maria Callas (avenue Georges-Mandel)... Le lendemain, j'ai trouvé un autre hôtel, rue de Bougainvilliers, pour deux nuits.

Puis je suis allé à Montparnasse, voir un ami de mon professeur de chant, rencontré à Montréal et qui m'avait invité à lui rendre visite lorsque je viendrais à Paris. Après avoir passé l'après-midi et la soirée avec lui et quelques-uns de ses amis, j'ai décidé de m'installer dans un hôtel tout près, boulevard Raspail, au 207, plus précisément, tout près du boulevard du Montparnasse.
Vue actuelle de ce que je pouvais alors voir de la fenêtre
ma chambre en regardant vers le boulevard Montparnasse
J'ai vécu environ quatre mois dans cet Hôtel Carlton, du 207,
boulevard Raspail (j'ai ensuite habité un studio d'artiste,
rue Campagne-Première). Dans ses
Mémoires d'Hadrien, Marguerite Yourcenar écrit : « Le véritable lieu de naissance est celui où l'on a porté pour la première fois un coup d’œil intelligent sur soi-même : mes premières patries ont été les livres. » Si la lecture de quelques livres m'avait un peu ouvert les yeux sur moi-même et sur le monde, c'est pour moi ce premier séjour à Paris qui m'a vraiment révélé à moi-même et qui, pour la première fois, m'a fait sentir à quel point, dans un environnement inspirant et stimulant, il pouvait être merveilleux d'être et de vivre.
Montparnasse, fut, à une certaine époque, le quartier des peintres, des artistes, et de tout ce qui gravite autour des grands créateurs... C'est le quartier des grandes brasseries, des fameux grands cafés :
La Coupole,
Le Dôme,
La Rotonde,
La Closerie des Lilas, etc. Je ne fréquentais pas vraiment moi-même ces endroits fameux, mais, avec de nombreux autres établissements, dont
Bobino et autres théâtres de la
rue de la Gaîté, ils attiraient des gens de partout, des créateurs comme de simples vedettes... J'ai croisé dans la rue de très nombreuses personnalités... Chateaubriand avait planté un cèdre, boulevard Raspail, cèdre qui y vit encore... Helena Rubinstein a fait construire un superbe immeuble, pas très loin de l'hôtel où j'habitais, etc. Et les personnes que je fréquentais tous les jours n'étaient pas non plus inintéressantes...
J'ai mis des années à essayer, sans vraiment y parvenir avant de rencontrer Alexander, de faire mon deuil de tout ce que Paris m'avait permis de découvrir et d'entrevoir comme possible, tout ce qu'un climat adéquat pouvait favoriser en moi... Je ne reviendrai pas maintenant sur ce qui allait devenir mon exil intérieur... avant d'en vivre un autre.
C'est après plusieurs années que, au gré de mes lectures, j'ai appris que dans cet hôtel du boulevard Raspail, avaient vécu notamment
Léon Trotski, que je ne regrette absolument pas de n'avoir pas connu, puis l'écrivain académicien
Pierre Benoît, que je n'aurais pas vraiment voulu fréquenter non plus.
Un autre écrivain français n'y a passé qu'une nuit, en 1953, sa première nuit à Paris où il est venu rejoindre son père après avoir vécu dès l'âge de six ans, durant la guerre, dans des camps de prisonniers et autres institutions semblables d'où il a réussi à s'évader à vingt ans ; vous avez peut-être déjà lu son histoire romancée dans
Tanguy, son premier livre, publié en 1957. Il s'agit bien sûr de
Michel del Castillo, que j'ai durant si longtemps refusé de lire : je n'arrivais pas à m'intéresser à ses livres, jusqu'au jour où je suis tombé sur un roman,
le Crime des pères, et un récit,
De père français. Dès lors, j'ai voulu tout lire de cet auteur ; je n'y suis pas encore parvenu, mais la lecture de cet écrivain fut pour moi et continue d'être un excellent exercice d'intelligence et de lucidité.