lundi 20 juin 2016

Adolescence

S'il y a une chose que l'on ne puisse pas dire de Rupert, c'est qu'il n'ait pas de caractère ! Je l'ai su dès les premières heures, dès les premiers jours. Plusieurs voisins qui ont ou qui ont eu des chiens mes disaient, ces derniers mois, que je n'avais encore rien vu, qu'à l'adolescence, Rupert risquait de m'en faire voir de toutes les couleurs. Je dois dire que, jusqu'à maintenant, il ne m'en a pas trop fait voir. Il sait ce qu'il veut et ce qu'il ne veut pas, mais lorsque je décide que nous allons faire une promenade qui sera bonne pour lui et pour moi, alors qu'il n'aurait envie que de s'assoir sur le bord du trottoir à regarder passer les gens ou à sentir les fleurs des jardins voisins, il finit par céder et, une fois en route, il marche comme un grand garçon, la tête penchée comme s'il voulait se concentrer tout à fait sur la marche elle-même. Bien sûr, il y a des distractions en cours de route : un objet qui n'était pas là la veille, une odeur nouvelle, une admiratrice qui veut le caresser, une autre chien qu'il a reconnu ou qu'il voudrait connaître... Mais cela n'arrive pas tous les jours car il y a déjà pas mal de monde en vacances, ne seraient-ce que les étudiantes universitaires.

Je ne sais pas s'il faut mettre sur le compte de l'adolescence ou de la chaleur, mais au cours de la dernière semaine du mois de mai et la première de juin, il y a eu des moments où je ne savais plus que faire de lui : il exigeait, d'une façon ou d'une autre, toute mon attention. Je n'avais pas le temps de manger ou de commencer quoi que ce soit : alors que nous venions de rentrer, il avait encore besoin de sortir et, puisqu'il ne supporte pas la chaleur (quand il fait trop chaud, il n'arrive plus à se rafraîchir et il a du mal à respirer), on aurait dit qu'il faisait exprès pour aller se coucher sur le trottoir en plein soleil. Je n'avais pas trop de mal à faire rentrer car il se rendait compte, malgré tout, que c'était plus frais à l'intérieur qu'à l'extérieur, mais, dès qu'il s'était rafraîchi, à l'aide de glaçons qu'il croquait notamment, il voulait ressortir... Ou bien il se mettait à courir comme un fou d'un bout à l'autre de l'appartement, sautant sur le canapé pour mieux repartir à l'autre bout du couloir ; résultat de tout cela, il s'essoufflait, avait du mal à respirer et, en conséquence, semblait pris de panique et... recommençait, comme s'il avait eu des tendances suicidaires.

Dans ses moments de calme, il venait s'asseoir sous mon bureau, commençait à grignoter les fils de l'ordinateur et du téléphone, les meubles, les documents ; si je tentais de l'en arrêter, il se fâchait et faisait semblant de vouloir me mordre... Un jour, je n'ai pas eu le temps de voir le chèque que je venais de recevoir, que je venais de déposer sur mon bureau et que le vent a dû faire tomber ; j'ai à peine eu le temps de prendre un verre d'eau à la cuisine : lorsque je suis retourné au salon, le chèque était en miettes (le montant n'était pas assez important pour que je demande à ce qu'on le remplace ; n'empêche, j'aurais pu offrir avec ce montant un nouveau jouet à Rupert). J'avoue que, par moments, j'étais sur le point de perdre patience (ce qu'il ne faut évidemment pas faire, car ce sera pire) ; je pensais à Alexander qui était d'une patience d'ange avec son bulldog : si celui-ci avait voulu faire quelque chose qu'il ne devait pas faire, j'imaginais très bien la voix d'Alexander lui faisant comprendre que ce n'était pas ce qu'il fallait faire, et lui suggérant une activité plus intéressante. J'avais beau essayer de distraire Rupert, il semblait prendre un malin plaisir à faire en sorte que cette nouvelle activité soit aussi contrariante que la précédente. Il sentait que j'étais de mauvaise humeur et y prenait un malin plaisir...

Après quelques jours, n'ayant plus le temps de lire, d'écrire, de penser, je sentais que je n'étais plus que le majordome de Monsieur ou le chef de famille monoparentale sur le bord de la crise de nerfs. J'avoue que, le soir sur mon oreiller, je me suis demandé parfois si je ne serais pas mieux d'offrir Rupert à quelqu'un qui pourrait le rendre plus heureux : quelqu'un qui aurait une cour où il pourrait jouer, un autre chien comme compagnon, une voiture pour l'amener à la campagne... Mais il suffisait que je l'entende ronfler sur le canapé à l'autre bout de l'appartement ou par terre dans la porte de ma chambre, selon les soirs, pour me rappeler à quel point j'étais heureux qu'il soit là.

Depuis une dizaine de jours, il est redevenu le bon garçon qu'il était. À l'extérieur comme à l'intérieur, il souffre de la chaleur (je n'avais pas encore mis en marche mon climatiseur), mais à force de glaçons à croquer et de longues siestes sur le plancher, aux endroits les plus frais, il parvient à trouver la vie supportable. Avec sept ventilateurs bien placés dans l'appartement, j'arrive moi-même à supporter la canicule, mais je persiste à dire que l'été n'est vraiment pas ma saison préférée, du moins à Montréal où l'humidité rend vite la chaleur pénible. Alexander n'aimait pas davantage l'été.

Avec Rupert, nous continuons de faire des rencontres intéressantes. Une dame du quartier me disait l'autre jour : « Il est tellement beau ! Si un jour vous ne savez pas qu'en faire, ou si voulez le faire garder, vous savez où j'habite. » Quelques jours plus tard, son fils adolescent promenait leur chien (un dogue allemand ou Grand Danois) et m'a rappelé à quel point sa mère aimait Rupert... Le père de deux jeunes enfants, qui habitent la rue voisine, m'a dit l'autre jour que ses enfants voulaient un chien comme Rupert, et qu'ils l'appelleraient... Rupert. Il doit rapporter de la campagne, m'a-t-il dit, deux ballons de soccer, pour que Rupert puisse apprendre à jouer au ballon (il essaie encore de les mordre lorsqu'on tente de lui envoyer le ballon). Une autre voisine, qui a elle-même un petit Yorkshire, ne cesse de vouloir me donner pour Rupert des sacs de gâteries ou de friandises à croquer...

Ce 20 juin, Rupert a huit mois. En équivalence humaine, cela doit donner environ treize ans... Et pour moi, ce 20 juin, c'est aussi le septième anniversaire de ma dernière conversation en direct avec Alexander.

2 commentaires:

Laura a dit…

Vous avez l'air très attaché à Rupert, et lui à vous. C'est bien que vous l'ayez eu si jeune. Moi je n'ai eu qu'un chat, mais je crois qu'ils sont plus attachés à leur territoire qu'à leur maître, contrairement aux chiens!

Alcib a dit…

Depuis quelques années, j'étais d'avance attaché à un bulldog, sans même savoir si l'un d'eux partagerait sa vie avec moi... J'ai d'abord été très attaché à Alexander Bull, celui d'Alexander, et il ne se passe pas un jour sans que je ne pense à lui plusieurs fois... Quand Rupert est arrivé, j'étais déterminé à tout faire pour que s'établisse et se construise entre nous une belle relation basée sur la confiance, l'affection, la complicité... C'était vraiment touchant de le voir, bébé, s'endormir dans mes bras et y dormir parfois trois ou quatre heures (même si j'avais les bras un peu fatigués)... Depuis qu'il a commencé son adolescence, il est davantage conscient que je ne suis pas seulement le pourvoyeur de croquettes. La complicité s'établit de plus en plus. J'ai souvent l'impression qu'il comprend ce que je lui dis ; du moins il apprend et il retient beaucoup de choses.
J'aime tous les animaux. L'une de mes soeurs, chez qui je vais assez souvent, a un chat ; je joue assez avec lui. Mais j'ai toujours préféré les chiens... Les amis des chats aiment leur indépendance, contrairement à la « servilité » du chien, trop intéressée, disent-ils. Mais je voulais un compagnon, un complice, qui vivrait avec moi, et non un animal qui me ferait sentir que je vis chez lui.
Comme j'ai beaucoup de livres et de papiers et que je tenais à en rester maître, je n'étais pas prêt à céder la place au chat s'il décide d'occuper le clavier de mon ordinateur ou le carnet sur lequel je tente d'écrire.
Alexander a commencé par avoir un chat, un Siamois que sa grand-mère avait recueilli bébé dans le parc autour de sa maison. Ils ont vécu ensemble treize ans et ils sont partis la même année, à quelques mois d'intervalle. Jane me disait parfois, au sujet d'Alexander et de son chat : « Je ne sais pas ce qu'ils se disent, ces deux-là, mais c'est clair que lorsqu'ils se regardent dans les yeux ils se comprennent... »
J'ai vu, lu, entendu des histoires merveilleuses de complicité entre des chats et leur maître ou leur maîtresse.
Mais pour moi, la question ne se posait même pas : je ne voulais ni un chat ni même un chien, je voulais un Bulldog ! Et Rupert est là !