J'ai évoqué il y a quelques jours un livre qui a beaucoup marqué l'adolescent que j'ai été, Les amitiés particulières. J'ai eu l'occasion, ces derniers jours, de reparler avec un ami du roman et du film qui en a été tiré, ce qui m'a amené à évoquer la fameuse querelle entre Roger Peyrefitte et François Mauriac (non, je n'ai pas assisté en direct à cet « événement » littéraire ; j'en ai pris connaissance par les livres, plusieurs années plus tard). Je crois qu'avant de lire Les amitiés particulières, de Roger Peyrefitte, je n'avais lu qu'un seul roman de François Mauriac, Le mystère Frontenac, lecture obligatoire à l'école secondaire. Plusieurs années plus tard, je lirai avec grand intérêt certains autres romans de Mauriac, puis son Bloc-Notes, ses Mémoires intérieurs... Il m'est arrivé, ces dernières années, de relire certains textes de François Mauriac. Sa morale n'est pas la mienne, mais je reconnais qu'il parle très bien de la sienne ; l'ennui, c'est qu'il avait tendance dans la vie, contrairement à Julien Green, aussi obsédé que Mauriac par l'idée du péché, à juger les autres et à les menacer des flammes de l'enfer s'ils osaient s'autoriser ce que lui-même s'interdisait.
Roger Peyrefitte a publié en 1982 un roman, L'illustre écrivain, qui présente, personne n'en sera surpris, une satire souriante et féroce de la vie littéraire parisienne. Sur la quatrième de couverture, on peut lire : « Un "illustre écrivain catholique", d'une conduite irréprochable, marié à une femme qu'il aime et qui lui est fidèle, est arrivé au seuil de l'Académie française. Son expérience de trente-cinq ans de vie littéraire parisienne est l'occasion d'une de ces fresques dans lesquelles Roger Peyrefitte confirme sa maîtrise comme peintre impitoyable de la société contemporaine... » J'ai d'abord cru, en voyant le titre du roman, que l'auteur s'était inspiré de François Mauriac ; j'ai vite changé d'idée en voyant que le personnage principal, André Lauzun, aimait sa femme, qu'il avait avec elle une sexualité épanouie et qu'il était plutôt sympathique dans son rôle de grand bourgeois ; il ne pouvait donc pas s'agir de François Mauriac. La suite de la quatrième de couverture dit : « La première partie du roman se déroule sans ombre pour l'heureux couple, comblé par les succès et mêlé plus ou moins à la vie mondaine. Mais une rencontre bouleverse l'illustre écrivain catholique, l'arrache à la ligne droite de la morale et provoque une crise entre sa femme et lui, heureusement sans altérer leur bonheur. Elle aussi, en effet a goûté, au cours d'un voyage, des sensations nouvelles et tous deux s'aperçoivent que leur épreuve a enrichi leur connaissance. Au pardon de l'Église, s'ajoute leur pardon réciproque. »
Dans Maltaverne, qui devait être son dernier roman, qu'il n'a pas eu le temps de terminer, qui devait être la suite d'Un adolescent d'autrefois, Mauriac écrit, au sujet de Gajac, personnage très ressemblant à Mauriac lui-même : « ... Une de mes amies me disait de vous : "Ce petit Gajac, je crois que c'et un couci-couça -- mais plutôt couça que couci." » Plus loin, le narrateur, le petit Gajac devenu vieux, reçoit la visite d'un jeune homme ; il écrit ceci :
Il parut : un grand et mince garçon de dix-neuf ans, avec sa veste jetée sur ses épaules et sur ses bras nus, un pantalon de toile, des espadrilles, des cheveux longs mais soignés. Sur son visage ouvert se lisait librement un mélange de timidité et presque d'adoration. Il portait une serviette d'écolier sous le bras. Son regard bleu me fappa en plein coeur. « Tous les visages me blessent... » avais-je écrit un jour. Celui-ci, je le reçus, je le subis, comme si une fine lame m'avait frappé. « Moi aussi j'ai eu dix-neuf ans, j'ai été un jeune être comme celui-là C'est fini ! C'est à jamais fini ! Jamais plus ! Jamais plus ! » Je levai dans la lumière mes vieilles mains tavelées. L'étrange était que j'éprouvais en même temps ce que la vue d'une créature, dans sa perfection, m'avait toujours inspiré : l'évidence qu'aucun hasard ne pouvait expliquer cette merveille. Je croyais en Dieu, et maintenant, je savais avec certitude que Dieu est. Tout cela était confus et confondu en moi tandis que je donnais le change par mes paroles.
Cet écrivain de plus de quatre-vingts ans, troublé par la beauté d'un garçon de dix-neuf ans, n'avait pourtant pas apprécié, quelques années plus tôt que l'on ose faire un film du roman de Roger Peyrefitte, Les amitiés particulières.
En 1964, après avoir vu à la télévision quelques séquences du film Les amitiés particulières en cours de tournage à l'abbaye de Royaumont, François Mauriac crie au scandale et, dans sa chronique « Les hasards de la fourchette » du Figaro littéraire, s'en prend à Roger Peyrefitte et à ceux qui ont décidé de faire un film avec le très beau roman plublié une vingtaine d'années plus tôt. Dans les jours suivants sa publication, Mauriac aura sans doute regretté le texte qui suit :
Le journal de la télévision nous a montré quelque chose d'horrible. Dans la chapelle de l'abbaye de Royaumont, des enfants de douze ans faisaient le geste de la communion, revenaient de la Sainte Table, feignaient de se recueillir.
C'était l'intrigue des Amitiés particulières que ces petits garçons incarnaient. Je ne croyais pas qu'un tel spectacle pût me donner cette tristesse, ce dégoût, presque ce désespoir. Comment, me demandais-je, des parents consentent-ils, comment un metteur en scène s'abaisse-t-il ? Mais je n'aurais jamais cru possible ce qui a suivi : l'auteur lui-même a paru sur le petit écran, non pour plaider coupable, mais au contraire pour nous avertir de ses intentions édifiantes. Il ne songe, ce bon apôtre, qu'à venir en aide aux éducateurs — aux jésuites d'abord, j'imagine, si le même personnage est passé du livre dans le film. L'auteur des Amitiés particulières nous a même confié qu'il espérait que ce film aiderait les écoliers à régler leurs sentiments. Honnête Tartufe de Molière, inoffensif Tartufe dont l'imposture énorme ne pouvait tromper que l'imbécile Orgon et que l'idiote Pernelle, et qui ne touchait pas à ces petits, comme vous me paraissez innocent...
... Je ne me serais certes pas indigné si l'auteur était venu nous dire : « Les amitiés particulières existent, elles sont un élément de l'histoire humaine, la plus quotidienne, elles relèvent donc du domaine de l'historien des mœurs. Elles doivent être décrites comme le reste... » Décrites, peut-être... Ce serait à discuter, mais accordons-le. Décrites, mais non représentées, non dans ce bouillon de culture d'où leur âme ne sortira pas vivante.
Ces petits garçons que vous nous montrez sur l'écran et qui servent la messe, et qui communient, à quelle histoire osez-vous les mêler ? Et pourquoi la faites-vous bénéficier de cette publicité immense ? Car ce sont des intérêts que vous servez : ces enfants rapportent.
Mauriac avait oublié ce jour-là que lorsque l'on habite une maison de verre, on ne lance pas de pierre. Il a dû aussi oublier momentanément à qui il s'en prenait. Roger Peyrefitte s'était depuis sa jeunesse donné comme mission de dénoncer le mensonge et l'hyprocrisie ; il n'attendait sans doute que cette occasion pour révéler quelques vérités au sujet de François Mauriac. Roger Peyrefitte n'avait sans doute pas apprécié l'article que Mauriac avait écrit lors du décès de Jean Cocteau, en octobre 1963 ; dans le Figaro littéraire du 26 octobre, Mauriac avait écrit que Cocteau l'avait agacé ; il s'étonnait que Cocteau « ait pu faire quelque chose d'aussi naturel, d’aussi simple que de mourir, d'aussi peu concerté » ; il ajoutait : « le personnage tragique, certes il le fut : condamné à l'adolescence éternelle, sans échappatoire comme tant d'autres, sans aucune espérance de sursis, interdit de séjour malgré les honneurs et les académies, chassé de cet univers rassurant où une femme nous met la main sur le front du même geste qu'avait notre mère, où les enfants jusqu'à la fin se presseront autour de nous, couvée que la vie ne disperse pas. »
Le premier mai 1964, la revue Arts publiait la « Lettre ouverte à M. François Mauriac, Prix Nobel, membre de l'Académie française, par Roger Peyrefitte. »
Paris le 1er mai 1964. Vous avez obtenu, l'autre jour, votre plus grand succès de théâtre, depuis qu'Édouard Bourdet n'est plus là pour refaire vos pièces. Au studio de Saint-Maurice, où l'on achevait de tourner Les Amitiés particulières, une jeune assistante lut à haute voix l'article que vous avez consacré, dans le Figaro littéraire, au reportage télévisé de ce film. Sa voix claire fit résonner ces paroles, qui nous donnaient à tous une sanglante leçon : au metteur en scène, coupable de « s'abaisser », aux parents, négriers de ces enfants qui « rapportent », à moi, dont les propos vous ont fait paraître « innocent » le Tartufe de Molière, à la télévision enfin, qui se déshonorait par cet « attentat » et vous obligeait à « jeter ce cri ».
Un immense éclat de rire retentit, il roula du haut des passerelles où étaient perchés les électriciens, jusqu'au fond des serres où deux écoliers venaient de s'exprimer leur tendresse innocente. Il parcourut les rangs des techniciens, des machinistes, des parents qui avaient accompagné leurs enfants. Il épanouit, dans leurs fauteuils de toile, Louis Seigner, doyen de la Comédie française, l'admirable père Lauzon du film, Mme Gouze-Rénal, la productrice (belle-soeur, soit dit par parenthèse, de votre ami ou ex-ami François Mitterand), Jean Delannoy, notre metteur en scène, qui surpasse là ses chefs-d'oeuvre, la Symphonie pastorale et l'Éternel Retour ; Christian Matras, « premier photographe de France », qualité dont il vous a fait bénéficier pour Thérèse Desqeyroux et dont il n'a pas cru déchoir en se vouant aux Amitiés particulières ; le compositeur Podromidès, qui fait, pour cette tragédie « classique », une musique aussi altière que pour Les Perses.
Il ne manquait que les membres de la Commission de contrôle cinématographique, qui ont félicité les auteurs du scénario, Aurenche et Bost, d'avoir « traité avec autant de délicatesse et de tact un sujet hérissé d'embûches » ; le père Martin, qui était venu de Saint-Eustache nous donner quelques conseils pour les chants de la manécanterie ; le curé de Viarmes, qui nous avait prêté ses lumières dans la chapelle de Royaumont ; l'archiprêtre de la cathédrale de Senlis, qui nous avait permis de tourner sous ces voûtes historiques l'enterrement du petit Alexandre, émouvante clôture du film. Je disais, mon cher maître, que vous aviez obtenu un vrai succès de théâtre, bien que vous eussiez fait rire, ce qui ne vous est pas coutumier. Je me hâte d'ajouter, pour me rapprocher de vos effets ordinaires, qu'une grande tristesse remplaça vite cet accès de gaieté. Non pas une « tristesse » comme celle qui vous a frappé à la vue de nos garçons, car elle n'était pas mêlée de « dégoût » et encore moins de « désespoir ». Mais une tristesse profonde et sincère qu'un homme de votre rang et de votre âge fût si peu maître de lui-même, et surtout nous fît voir si crûment la couleur de son âme, sous prétexte de dénoncer nos turpitudes. Vous troubliez les consciences, vous chassiez la candeur, tel un de mes bons pères faisant penser au mal les êtres qui n'y pensaient pas. Mais ce n'était pas pour provoquer un drame : c'était pour vous mettre, vous, en accusation. Une mère de famille traduisit pourtant le crédit dont vous jouissez : « Monsieur Mauriac, s'écria-t-elle, un homme si sérieux !... » De sa passerelle, un électricien fit un commentaire plus vif : « N'y aura-t-il donc jamais personne pour moucher ce sagouin ? » Sans le savoir, il citait le titre d'un de vos livres : Le Sagouin. Car vous êtes le seul auteur français à avoir baptisé du nom d'un singe l'une de vos œuvres. Encore est-ce l'un de leurs titres les plus gracieux. Vous moucher, mon cher maître ? Mais il faudrait un drap de lit. Je me contenterai de vous marcher sur le bout du pied et m'excuser d'avance, si je vous fais jeter un nouveau cri. Aussi bien m'avez-vous défini, dans un de vos bons jours, un « Anatole France à semelles de plomb ». Vous connaissez seul la légèreté et venez de nous en fournir un nouvel exemple. Qui êtes-vous, mon cher maître ? Un écrivain que nous admirons, mais un homme que nous ne pouvons plus supporter. Vous vous êtes impatronisé du rôle officiel de moralisateur, beaucoup moins pour défendre la morale que pour vous punir, aux dépens d'autrui, de votre penchant irrésistible à l'immoralité. Vos victimes ont presque toujours reçu les coups sans les rendre, se contentant de vous savoir tourmenté par vos appétits. Votre collègue Jules Romains, dont vous avez fait une des têtes de Turc du Figaro littéraire, vous a riposté, dernièrement, mais à armes courtoises, bien qu'acérées. Le respect inspiré par Mme Mauriac, la sympathie éprouvée pour vos enfants, servaient également à retenir les langues et les plumes, mais il fallait bien que cette comédie finît un jour. Je le regrette, moins pour vous que pour eux. Certes, vous offrez au vain peuple et même au Tout-Paris l'aspect de cette vie exemplaire qui permet les corrections qu'aux autres on veut faire. Ces mots du Misanthrope pourraient être de Tartufe, mais seulement jusqu'à ce qu'il eût été démasqué, Rimbaud nous a décrit le châtiment de Tartufe : c'est que soudain, nous le voyons nu, du haut jusques en bas. Les nobles vieillards du faubourg Saint-Germain n'ont pas oublié sous quels auspices vous avez fait votre apparition dans le monde. Sous les auspices du marquis d'Argenson, qui se partageaient les virginités littéraires avec le comte de Robert de Montesquiou. Jetons un voile, mon cher maître, sur ces débuts prometteurs. Ils suivaient la publication de vos poèmes, Les mains jointes. Ils prouvaient que, tout en joignant les mains, vous entrouvriez déjà autre chose. Vous avez collaboré ensuite, à une grande revue littéraire de petit format. Ce furent alors des voyages en Italie, avec le directeur de cette revue, fameux par son fond de teint et sa perruque. Il conserve, au-dessus de son lit, un portrait de vos belles années où votre poitrine, dans le décolleté de la chemise, est nue jusqu'au nombril. Appuyé, épaulé, poussé par la droite, vous caressiez en ce temps Charles Maurras et vous vous donniez à votre premier général : le général de Castelnau. Chacun sait que le second est le général de Gaulle, le maréchal Pétain et le lieutenant Heller, de la Propagandastaffel, ayant servi de trait d'union entre les deux. Vous n'avez pas tardé à vous asseoir à l'Académie française, où votre place était tout indiquée. Encore n'avez-vous pu vous empêcher, comme par une force de votre naturel, à conquérir cette place au moyen d'une petite tricherie. Laissant courir le bruit que vous aviez un cancer à la gorge, parce qu'on venait de vous enlever une corde vocale, vous avez été élu en état d'urgence, comme Sixte-Quint fut élu pape. Mais, tel ce maître fourbe brisant ses béquilles, vous avez retrouvé votre vigueur au lendemain de l'élection et vos haines vigoureuses. C'est depuis lors que s'est établi votre règne sur les lettres, opportunément consolidé par vos intrusions dans la politique, soit de droite, soit de gauche, selon les circonstances. En tout cas, et l'on doit vous rendre cet hommage, il est un point sur lequel vous n'avez jamais varié : c'est de vous estimer le porte-parole, en quelque sorte officiel, de la morale et de la religion. Vous avez beau jeu, mon cher Maître, à nous rappeler que vous avez été « toute votre vie dénoncé et poursuivi » par l'abbé Bethléem, qui est mort depuis longtemps. Vous citez un ridicule adversaire et feignez d'oublier que vous en avez rencontré un d'une autre envergure dans ce même camp : Mgr Ducaud-Bourget, chapelain de l'ordre de Malte, qui vous a fustigé de belle manière. Nombreux sont les vrais hommes d'Église qu'indignent vos prétendus romans chrétiens. Ils ne voient en vous qu'un cafard qui rapporte ; mais les cafards rapportent à l'Église mieux que les enfants rapportent aux parents. Quelqu'un m'ayant dit que vous aviez sollicité l'honneur de faire partie de la délégation française au couronnement de Jean XXIII et que ce pape admirable vous avait rayé de la liste, j'ai voulu en avoir le cœur net. Mgr Capovilla, son secrétaire, répondit à l'ami par lequel je l'avais fait interroger : « M. Mauriac sait trop bien ce que pense de lui le Saint-Père et n'a pas eu à figurer sur la liste. » Ainsi n'avez-vous pu vous déployer en chapelle papale comme Claudel au couronnement de Pie XII, où on lui subtilisa son portefeuille. Toutefois, ce n'est pas le moins extraordinaire que d'avoir réussi à vous faire sacrer grand écrivain catholique et convaincu le jury du prix Nobel qu'il était temps de couronner le catholicisme en votre personne. N'est-il pas étrange, mon cher maître, que le catholicisme littéraire soit représenté sous la Coupole par un Rops et par vous ? Vous êtes deux à vous disputer les vies de Jésus et les vies de saints — vous, pour vous reposer de vos « baisers aux lépreux », de vos « nœuds de vipères », de vos « enfants chargés de chaînes », de vos « pharisiennes » et de vos « sagouins » ; lui, pour faire oublier qu'il a choisi comme pseudonyme le nom d'un dessinateur obscène et qu'il a commencé sa carrière par un roman lesbien, dont votre confrère Paulhan possède, dit-on, l'unique exemplaire non détruit. L'école des Tartufes siège quai Conti. On est presque heureux d'y voir élire désormais une espèce nouvelle de gens, qu'on nomme des technocrates. Ce sont les successeurs des grands seigneurs d'autrefois — souriants, inoffensifs et illettrés. Mais, mon cher maître, puisque j'imagine cette auguste assemblée, ne dois-je pas y déplorer un vide que nul technocrate ne comblera ? Le vide laissé par Jean Cocteau. Ce poète, ce prince fut le contraire d'un hypocrite, et c'est pour cela que vous le haïssiez, même si vous ne l'aviez point haï dans votre jeunesse. Où sont-elles, ces lettres d'amour que vous lui aviez écrites et que vendit Maurice Sachs après les lui avoir volées ? Vous lui disiez, dans la plus anodine : « je baise tes lèvres gercées », et ce n'étaient pas celles d'un lépreux. Ces lettres, les uns prétendent qu'elles sont chez un curé de Nice, les autres chez le collectionneur Godoï, en Suisse. Cocteau, quand on lui en parlait, avait l'élégance de déclarer que ce n'avait été qu'une plaisanterie, un badinage, pareil sans doute aux petits vers libertins que Cicéron envoyait à son affranchi, mais l'affranchi n'était pas vous. L'homme à qui vous aviez écrit ces lettres, vous avez eu l'ignominie de le renier, de le vilipender à toute occasion, comme pour abolir et absoudre votre passé — et si ce n'était que le passé !... Vous avez piétiné son cadavre, chaud encore, dans ce journal où vous nous insultez. Avec quelle joie vous proclamez ce prince des princes, ce poète des poètes, « interdit de séjour, malgré les honneurs et les académies, chassé de cet univers rassurant où une femme nous met la main sur le front... où les enfants jusqu'à la fin se presseront autour de nous, couvée que la vie ne disperse pas ! » Il est vrai que vous lui promettiez vos prières, dont il est permis de se demander ce qu'elles peuvent bien valoir. Vous êtes rentré à Paris le lendemain de ses obsèques, que vous n'avez pas voulu rehausser de votre présence. Un autre immortel de la même école brillait par son absence. Il est marié, lui aussi, et père de famille nombreuse, après avoir été le giton d'un avocat et, plus tard, d'un de vos collègues radié par vous tous à la Libération. Le même personnage, pilier du même journal, n'avait pas rougi, à ce moment-là, de voter l'exclusion de cet Abel Hermant qui lui avait la plume à la main et le bicorne sur la tête.
Montherlant, en bon gentilhomme, descendant d'un officier du gobelet de Louis XIII -- il aurait le droit, dont il n'use pas, de mettre en pal, dans ses armes, une bouteille de vin cachetée -- prétend que votre atrocité vous vient d'être né dans une mercerie. Nous sommes plusieurs d'aussi humble naissance et ne sommes pas devenus, pour si peu, les ennemis du genre humain. Ledit Montherlant donne une autre raison à vos fureurs et à vos hargnes : la jalousie. Méconnaissant l'effort qu'il avait fait d'être le principal souscripteur de votre épée d'académicien, vous l'en avez pourfendu le jour où il a eu des tirages -- je ne dis pas « du tirage » avec Les Jeunes Filles.
On croirait que vous êtes le seul à pouvoir traiter des sujets hardis, parce que vous leur ménagez une fin édifiante et les saupoudrez de pressants appels à la prière. Jamais empoisonneur ne sut mieux son métier. Non content d'interdire aux autres de toucher à ces sujets, vous leur interdisez encore de prononcer les mots de religion et de morale. Voyons, mon cher maître, ne saurait-on remarquer, comme vous, dans l'Agneau, que les enfants, les adolescents, ont volontiers « les yeux cernés » ? Est-ce à force de prier « les mains jointes » ? Je ne sais pas. Mais on peut épiloguer sur ce sujet et sur beaucoup d'autres, au nom de la morale laïque ou de la morale païenne, aussi bien que de la morale chrétienne. Les pharisiens n'ont pas le monopole des mains. La religion et la morale sont devenues tellement votre « tarte à la crème » que, dans votre diatribe contre Les Amitiés particulières, vous reprochez à Freud d'avoir sali cette enfance, cette « sainte enfance ». Une lecture plus attentive de ce livre vous fera trouver une citation d'un père de l'Église, nommé saint Augustin : « Est-ce-là cette prétendue innocence des enfants ? Il n'y en a point en eux, Seigneur ; il n'y en a point mon Dieu, et je vous demande pardon, encore aujourd'hui d'avoir été du nombre de ces innocents ». Il est vrai que saint Augustin a écrit ses Confessions et que vous n'écrirez pas les vôtres. Il a su, avant Freud, et avant vous, que les enfants étaient « chargés de chaînes », chaînes où nous voudrions entremêler quelques fleurs.
Vous avez été aussi maladroit de vous en prendre aux parents de nos jeunes interprètes, qui viennent tous de familles honorables. Les pères des deux principaux sont agrégés de l'université. Sans doute ont-ils cru, avec moi, et malgré vous, que ce livre et ce film étaient une leçon pour les parents et pour les éducateurs. Tant que j'y suis, je vous renverrai à une autre citation des Amitiés particulières, qui est de saint Pierre Canisius : « Seigneur, ouvrez les yeux aux éducateurs de la jeunesse, afin qu'ils cessent d'être des guides aveugles. » Vous n'êtes pas aveugle, mon cher maître : vos regards en coulisse sont même assez pénétrants. Que dis-je ? Ils sont toujours complices, mais vous les lancez pour mieux trahir ceux avec qui vous les avez échangés. Oh ! vous ne les échangez pas à la sainte table, comme nos collégiens, mais du haut de votre chaire de vérité.
Lucien Rebatet m'a conté un trait fort plaisant d'un bon Père — le Père de Trennes de son collège — car, ainsi que vous le savez bien, ce héros de mon livre, que vous qualifiez « d'immonde personnage », existe et existera toujours dans tous les collèges, religieux ou non : mais c'est vous qui l'appelez « immonde » parce que vous affectez de ne pas comprendre et que vous vous croyez bien masqué. Ce personnage, que Michel Bouquet incarne sur l'écran avec une gravité, un tourment, une discrétion, dignes d'émouvoir les moralistes, mais non les moralisateurs, était représenté, dans le collège de Rebatet, par quelqu'un qui devait vous ressembler : il errait à travers le dortoir, se penchait sur un lit, et, brusquement, réveillait le jeune dormeur d'un coup de poing : puis il s'enfuyait dans l'ombre. Il avait vaincu sa passion, mais il l'avait confessée.
Nous sommes sûrs que vous avez vaincu la vôtre, quand l'Express se servait du sémillant Jean-Jacques Servan-Schreiber pour vous enjôler, ou quand vous peupliez d'Éliacins littéraires les couloirs du Figaro, ou quand les scouts marocains vous convertissaient aux intérêts arabes, ou quand un danseur de l'Opéra Comique vous apportait des clartés nouvelles sur la religion et la morale, en nous avouant, dans un livre naïf, qu'il vous avait « plu ». Saltavit et placuit. Mais mon cher maître, l'aîné de mes deux jeunes protagonistes est, lui, danseur à l'Opéra, bien que son père soit professeur de grec dans une faculté. Embrassons-nous, Folleville, si ce n'est au nom de la morale et de la religion, du moins pour l'amour du grec et même de la danse.
Il m'est revenu, mon cher maître, que votre roman Destins allait passer incessamment à la télévision. Vous y peigniez un certain Bob, très joli garçon, auquel s'intéressent de vilains messieurs, occupés à contempler en lui « leur jeunesse souillée, agonisante ou déjà morte. » J'espère que ce long spectacle sera aussi « édifiant » que les brèves images des Amitiés particulières dont vous vous êtes scandalisé ; et que vous recevrez, au centuple, le « bénéfice de cette publicité immense ».
Votre vertueuse indignation s'étant camouflée sous le couvert du Journal d'un curé de campagne, il est juste que je vous rappelle les dernières lignes écrites sur vous par Bernanos. Il ne s'agit pas là d'un « bon apôtre », de mon acabit. Vous lui reconnaissez vous-même « l'intelligence des choses d'en haut — et aussi des choses d'en bas ». Cela ne vous empêche pas de le traiter de « pauvre homme de lettres ». Pourquoi ? Parce qu'il vous accabla, dans un article resté fameux. Il vous compare au pianiste d'un lupanar qui joue des bastringues — pardon, des hymnes et des cantiques — pour étouffer « les bruits d'eaux et les soupirs ». C'est sans doute en récompense de ces bons et loyaux services que le pianiste a été fait grand-croix de la Légion d'honneur.
J'ai parlé de ces lettres adressées à Jean Cocteau et conservées dans des mains jalouses. Mais on pourrait publier en fac-similé celle, assez récente, que vous écriviez à l'un de vos plus compromettants admirateurs, après l'une de vos maladies : « ... Les battements de votre jeune coeur m'aident à retrouver le goût de cette vie que j'avais crue perdue. Un jour vous comprendrez que je ne suis qu'un très pauvre homme... » Nous ne nous vous le faisons pas dire, mon cher maître. C'est le pauvre homme de Tartufe au superlatif. Heureusement, que vous avez « une femme qui vous met la main sur le front », et des enfants et petits-enfants qui se « pressent autour de vous ».
J'ai parlé de vos regards, et j'ai parlé de Cicéron. Vos regards, quand ils glissent sur les objets détestables de vos secrets désirs, illustrent cette expression de l'orateur romain : Flagrantia oculurum. Ils sont aussi brûlants que dérobés, et ils sont des flagrants délits. Cicéron désigne de la sorte les lorgnades d'une femme débauchée. Et voilà qui me rappelle fâcheusement quelques vers, attendu que vous occupez le plus haut grade de notre ordre national. Contemporain des Mains jointes et dignes de Bernanos, ils sont d'un poète qui savait, comme lui, chanter vos pareils — Laurent Thaillade :
... Ces dames, ayant braguettes soulagées,Si vous n'étiez chargés que d'honneurs et d'ans ! Mais à l'instar de ces dames, dragons de vertu, vous ameutez contre nous l'escadron des bien-pensants et vous nous menacez de l'enfer !... Y croyez-vous, à l'enfer, mon cher maître, après le télégramme facétieux qu'André Gide vous expédia de l'Au-delà : « L'enfer n'existe pas. Tu peux te dissiper. » Vous vous dissipez un tantinet, mais de sinistre façon. Colette, la grande Colette, me disait qu'à l'une de vos visites, penché à son chevet, cachant votre denture affligeante derrière vos doigts, et frémissant de toutes les cordes vocales qui vous restent vous lui aviez éructé : « Quelle chance vous avez de ne pas croire à l'enfer ! » Elle ajoutait : « Il avait le visage de quelqu'un qui est déjà en train de rôtir. » Je soupçonne l'enfer de n'exister que pour les méchants.
De fastueux chichis pavoisent leur giron ;
Los aux vieilles putains, d'ans et d'honneurs chargées !
Et vous êtes méchant, d'une méchanceté infatigable, qui s'exerce sur tous les terrains avec une espèce d'inconscience. Je n'ignore pas qu'il faut mettre à votre actif, au moment de la Libération, vos démarches en faveur de Brasillach, démarches que vous avez faites peut-être parce qu'elles étaient sans espoir. Mais comment juger ce que vous avez répondu à l'un des avocats de Laval pour qui vous refusiez d'intervenir : « Après sa mort, tout ce que vous voudrez » ?
Et il y a cinquante ans, mon cher maître, que vous parlez au nom de la religion et de la morale ! Et plus vous vieillissez et plus vous êtes méchant, plus vous parlez au nom de la morale et de la religion. Il vous restait à voler au secours de l'enfance, c'est l'heure de vous remettre à l'esprit la Jeune Poule et le Vieux Renard du chevalier de Florian :
La pire espèce des méchantsLa méchanceté suinte de tous vos pores comme des stigmates, au point qu'un de vos collègues raconte de vous : « il est si méchant que, même à l'Académie, quand il ne peut plus nous dire du mal de quelqu'un, il nous en dit de ses propres enfants. » Ce mot venge Cocteau de votre allusion à la pieuse « couvée qui lui a manqué ».
Est celle des vieux hypocrites.
Eh bien ! mon cher maître, je vous ferai boire le calice jusqu'à la lie. Je vous citerai le mot d'un fils, un mot que me répéta ce même Cocteau dont vous avez outragé la mémoire : « Je sens que mon père m'a fait sans plaisir. » C'est probablement le mot le plus affreux qu'un fils ait jamais dit sur son père. Et si ce père était prix Nobel, membre de l'Académie française, grand-croix de la Légion d'honneur, cabot patenté, ce mot vengerait le prix Nobel, l'Académie française, la Légion d'honneur, la religion et la morale.
Veuillez agréer, mon cher Maître, les assurances, etc. »
Bien des gens ont reproché à Roger Peyrefitte sa réponse cinglante. François Mauriac a failli en mourir. Les défenseurs de Mauriac prétendaient que tout ce que disait Peyrefitte dans sa lettre ouverte n'était qu'invention et pure méchanceté. Toutefois, plusieurs années plus tard, l'un des fils de François Mauriac, Jean écrivit qu'il ne croyait pas que son père ait eu des expériences homosexuelles, mais qu'il était sûrement « homosensible ». «Mon père, en vérité, détestait le contact physique. C'est pour cela, d'ailleurs, que je suis très étonné quand j'entends dire qu'il aurait eu des relations amoureuses avec des hommes», a-t-il précisé dans un livre, Le Général et le journaliste. Une récente biographie de la récente biographie de Jean-Luc Barré, François Mauriac, biographie intime, 1885-1940, publiée chez Fayard en mars 2009, 650 pages, fait une large place à l'homosexualité de « l'illustre écrivain catholique » ; il révèle même le nom d'un jeune homme qui aurait été « l'amant » de Mauriac ; Mauriac aurait en effet été amoureux fou de Bernard Barbey, chef de l'état-major particulier du général Guisan pendant la guerre de 1939 à 1945, qui était aussi romancier, lauréat du Grand Prix de l'Académie française et diplomate.
4 commentaires:
Toute une histoire!!!!
Je crois, hélas, que ça existe encore ce réflexe... d'arroser copieusement l'autre, pour se tenir-supposément- au sec!
Si jamais il n'y a pas 2 général Guisan... celui-ci était Suisse!
Béo : Tu as bien raison. Je me méfie toujours de ceux qui ont des convictions tellement arrêtées et qui sont si convaincus que les autres ont tort. Je me méfie surtout de ceux qui condamnent les autres ; ce n'est souvent qu'une façon d'essayer de se convaincre qu'ils possèdent la vérité.
Malgré tout, j'ai toujours aimé lire Mauriac ; en oubliant sa tendance à envoyer en enfer tous ceux qui aiment la vie, on peut apprécier son style, remarquable. C'est vrai aussi que son style ne serait pas ce qu'il est sans sa conscience tourmentée.
Oui, il s'agit bien du général Guisan que tu connais.
Sur les biographies comparées de Mauriac par Barré et par Lacouture, voir notamment l'article de P. Assouline dans la République des Livres : http://passouline.blog.lemonde.fr/2009/04/22/sexe-mauriac-et-biographie/
Élizabeth : D'abord, bienvenue dans ces pages sous ton prénom, après quelques années de fidélité sous un pseudonyme.
Merci de ce commentaire et du lien vers cet article de Pierre Assouline ; j'aime les billets de Pierre Assouline, mais je dois dire que la lecture des commentaires qui suivent est souvent pénible ; tout ces commentaires qui n'ont la plupart du temps rien à voir avec le sujet du billet. Grand nombre de commentateurs feraient preuve de courtoisie envers Pierre Assouline et ses lecteurs si, au lieu de régler leurs affaires personnelles dans les commentaires ils utilisaient le téléphone et le courrier électronique.
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