En rentrant de son travail, l'année dernière à cette date, 10 juillet, Alexander m'annonçait, non pour s'en glorifier mais simplement pour partager avec moi une information le concernant, qu'il était officiellement devenu médecin spécialisé en médecine d'urgence (une semaine plus tard, il m'annoncerait une moins bonne nouvelle, mais c'est autre chose). Il en avait reçu la confirmation par écrit avant de quitter l'hôpital et, à l'exception de quelques collègues qui étaient là au moment d'ouvrir sa lettre, j'étais le premier à l'apprendre. Je me réjouissais pour lui et je lui ai demandé s'il allait répandre la nouvelle autour de lui ; non, il ne le ferait pas. Il me l'annonçait, à moi, c'était le plus important, et il le dirait à sa grand-mère pour qui il était le plus précieux des trésors. Le lendemain, lorsqu'il m'a dit que sa grand-mère lui demandait de choisir le cadeau qu'elle voulait lui offrir pour sa promotion, il m'a dit : « Devine ce que j'ai demandé. » Sans hésiter une seconde, j'ai répondu : « Une vache ! » Et j'avais raison ; il demanderait de trouver une humble vache sans arbre généalogique et qui, autrement, serait envoyée à l'abattoir ; il pourrait ainsi lui offrir quelques années d'une vie agréable à la campagne, où elle serait choyée comme toutes les bêtes « de la maison ». Elle s'appellerait... Claudia.
Ce qui l'intéressait, c'était de pratiquer la médecine, d'exercer sa profession le plus consciencieusement possible, pour sauver des vies, soulager des souffrances, rassurer des familles, et non de s'en faire une gloire. Pour des raisons que je ne dévoilerai pas, il avait plutôt demandé à l'hôpital de ne pas inscrire son nom sur la liste des promotions de l'année qui serait remise aux médias ; l'hôpital a accédé à sa demande...
Alexander avait choisi très tôt de devenir médecin ; des drames dans son entourage l'avaient décidé à étudier la médecine et, alors qu'il était adolescent, une tragédie lui a fait opter pour la médecine d'urgence plutôt que pour le travail auprès des personnes atteintes du VIH, son premier choix. Il lui avait fallu beaucoup de détermination pour atteindre son objectif, contre la volonté de certains membres influents de son entourage.
Alexander était un médecin très respecté et aimé de ses collègues et de ses patients. Il prenait très à coeur son travail et il lui arrivait d'être malheureux durant plusieurs jours lorsque survenaient des catastrophes, comme des incendies dans des quartiers défavorisés où les grands brûlés arrivaient en nombre. Contrairement à ce qui se fait souvent dans les services d'urgence, les pleurs d'un enfant ne déterminaient pas forcément ses priorités ; il y avait souvent là des blessés graves ou des personnes âgées qui réclamaient d'abord son attention, et c'était à ses yeux aussi important que de consoler un enfant qu'un bonbon aurait pu satisfaire un moment. Il se sentait personnellement responsable de chacun de ses patients. La perte d'une vie le bouleversait toujours au plus haut point ; il ne s'y faisait jamais, même si c'était celle d'une chauve-souris tombée dans sa cheminée et qu'il n'avait pu sauver parce qu'il était absent. Je me souviens qu'une nuit à l'urgence il dût pratiquer seul son premier accouchement ; il n'aimait pas beaucoup ce genre d'intervention, mais il était très fier d'avoir aidé à donner la vie. Le lendemain matin, même si la patiente ne relevait plus de son service, Alexander était allé la saluer et prendre des nouvelles du petit garçon.
Je me souviens avec tendresse d'une dame âgée transportée à l'urgence durant la nuit en raison d'un malaise cardiaque ; Alexander s'en était occupé et, lorsque le matin il retourna la voir pour prendre de ses nouvelles, tout allait bien. Mais Alexander remarqua que le sac de voyage posé par terre, dans lequel elle avait apporté quelques affaires, semblait pris de drôles de secousses. La dame aperçut le regard d'Alexander et l'anxiété se lut sur son visage. Alexander se pencha et sortit du sac un petit chien que sa maîtresse n'avait pas voulu laisser seul. Bien que les animaux soient interdits dans les hôpitaux, Alexander caressa le chien* et le remit dans le sac avant de sortir. Au moment de quitter l'hôpital, la dame reconnaissante vint serrer la main d'Alexander et le remercier. Souvent nous en avons parlé avec tendresse et nous aurions tant souhaité qu'Alexander puisse lui aussi amener son chien avec lui lorsqu'il était hospitalisé ; mais on ne cache pas facilement un bouledogue anglais dans un sac, quel qu'il soit.
La période la plus difficile pour lui fut sans doute celle où sa grand-mère était, durant plusieurs semaines, à la demande du petit-fils médecin, patiente en oncologie à l'hôpital d'Alexander. Chaque jour il allait passer des heures avec elle, avant ou après son travail ou durant des pauses qu'il s'octroyait, sans jamais s'accorder un seul jour de congé. Les murs de cette chambre en auront vu des larmes versées... Je me souviens de ce dimanche soir de septembre où la grand-mère quitta l'hôpital pour rentrer chez elle à la campagne ; ce fut pour la grand-mère comme pour le petit-fils un cruel déchirement. Je sentis ce soir-là qu'une fois de plus Alexander était devenu orphelin. « Ce soir, je voudrais rentrer à la pension », m'avait-il dit. Je n'ai pas eu besoin — et je n'en aurais pas eu le courage — de demander d'explication : je croyais que mon coeur allait s'arrêter de battre de douleur en pensant à la sienne. Je pouvais très bien imaginer le petit garçon qui, malgré toutes les personnes qui l'entouraient dans la grande maison, se sentait parfois si seul qu'il préférait retrouver ses camarades et la routine bien réglée de la pension. Dix mois plus tard, la même douleur déchirante me revient lorsque j'y pense.
Un jour, Alexander avait reçu un jeune homme qui n'avait pas eu de chance ; renversé par une voiture, il était passé sous les roues ; on l'avait conduit à l'urgence où il avait été pris en charge par Alexander ; le lendemain matin, ce qu'Alexander m'avait dit appréhender était arrivé : le jeune homme venait de mourir. Environ trois semaines plus tôt, en avril 2008, alors que j'apprenais à peine à le connaître, j'avais été bouleversé quand Alexander avait lui-même été renversé par une voiture en traversant la rue pour se rendre au travail. Dans son malheur, il avait eu la chance d'être projeté par-dessus la voiture plutôt que de passer sous les roues. Allongé dans la rue pendant qu'on lui prodiguait les premiers soins, Alexander s'inquiétait de son chat et de son chien, du sac à dos contenant ses trésors, traînant sur le sol, et de... moi. Ses collègues avaient eu la surprise ce matin-là de voir arriver Alexander... en ambulance. Tout le temps qu'il était allongé sur une civière, il ne pensait qu'à une chose, me disait-il : que je sois là pour lui tenir la main afin qu'il ait moins peur et se sente moins seul. Le soir venu, Alexander avait appelé sa voisine et amie pour lui demander de nourrir son chat, de s'occuper de son chien parce qu'il devait « travailler plus tard », sans lui dire qu'il avait été le matin même victime d'un sérieux accident. En dépit des côtes cassées, des contusions multiples et des nombreux points de suture, il avait voulu reprendre le travail le plus rapidement possible.
Ne t'inquiète pas Alexander, je ne raconterai pas ici toute ta vie. D'abord, Blogger risquerait de m'avertir que je manque d'espace et même si j'ai fait parfois le récit de choses très intimes à mon sujet, je n'ai pas l'ambition de raconter ici des choses trop personnelles. Parler de soi, c'est toujours parler des autres, car nous ne sommes, malgré tout, jamais seul ; que nous le voulions ou non, nous appartenons toujours à un réseau complexe de personnes aux obscurs destins que nous exposons en parlant de nous. Et parler des autres, et à plus forte raison de ceux que l'on aime, c'est encore parler de soi. Je ne commencerai donc pas à raconter ta vie ; au delà des événements qui l'ont jalonnée, il y aurait l'immense richesse d'une vie intérieure qui s'est arrêtée beaucoup trop tôt, à laquelle j'ai l'immense privilège d'avoir été associé... Je voulais simplement souligner cette date, qui n'était pour toi qu'une nouvelle étape et qui n'ajouterait rien de plus à ton dévouement pour les autres...
Alexander m'a toujours dit avec beaucoup de conviction qu'il aimait sa profession et que c'était ce qui comptait le plus dans sa vie, même si ses intérêts étaient si multiples et qu'il aurait pu consacrer tout son temps, entre autres, à la recherche historique et à l'écriture. Je pourrais comprendre cependant si la médecine lui avait laissé un goût amer : il avait choisi cette profession pour soulager des souffrances et sauver des vies et, pourtant, la médecine l'avait, lui, passablement fait souffrir sans vraiment soulager ses souffrances ni même sauver sa vie. Mais l'amertume ne fait pas partie de la palette de sentiments d'Alexander ; si on lui demandait ce qu'il choisirait si c'était à refaire, je suis convaincu que sa réponse serait la même : médecine d'urgence.
* Ce chien était d'une race précise et il portait un nom ; c'est moi qui les oublie. Lorsqu'on lui présentait un animal, la première question d'Alexander était toujours : « Quel est son nom ? » Grâce à lui, je mets en pratique cette courtoisie envers l'animal. Ainsi, j'ai fait la connaissance, dans un parc près de chez moi, d'Olive, la compagne bouledogue d'un jeune homme que je ne connais pas et, l'autre jour, en reconnaissant Olive qui passait pas très loin d'où j'étais, j'ai simplement prononcé son nom et elle s'est lancée sur moi comme si j'étais déjà un grand ami. Notre amitié s'arrêtera là, sûrement, mais j'étais heureux de ce moment d'affection entre un bouledogue et moi.
9 commentaires:
Quel beau texte, plein de douceur, de respect, de pudeur, et bien sûr d'amour, sans lequel le respect des autres, et du sens qu'ils ont voulu donner à leur vie, n'est rien. Alexander a mérité de toi ce très bel éloge de ce qu'il a été; tu mériteras bien qu'il survive longtemps dans ta mémoire. Tu es quelqu'un de bien, Alcib, il ne pourrait en être autrement puisque tu as rencontré Alexander et qu'il t'a aimé. Prends soin de toi comme tu prends soin de lui en ce moment.
RPL : Je te remercie vivement de ces mots qui me touchent d'autant plus que je sais que tu ne les prends pas à la légère, que pour toi chaque mot à son sens et son importance.
Alexander mérite beaucoup plus que ces quelques lignes qui ne sont qu'un modeste témoignage au sujet d'un aspect de sa si riche et complexe personnalité.
Un éloge d'Alexander exigerait des pages et des pages ; c'est au-dessus de mes forces en ce moment et, si je le faisais, ce ne srait probablement pas ici...
En écrivant ces lignes, mon lecteur mp3 me propose à ce moment précis, au hasard de milliers de pièces musicales qu'il contient, la célèbre chanson d'Elton John qui a fait verser tant de larmes en septembre 1997, « Candle in the Wind ». Le hasard n'existe pas... Cette chanson prend pour moi cette nuit un sens particulier... Si Alexander l'entend, il ne sera pas surpris de l'association...
Je ne sais pas si je suis quelqu'un de bien, vraiment. Ce que je sais, cependant, c'est que je suis extrêmement privilégié de m'être trouvé sur la route d'Alexander et d'avoir été choisi pour faire avec lui un bout de route beaucoup trop court et cependant si riche et si merveilleux...
Dans l'attente de la nuit
J'attends que la nuit tombe.
Je sais qu'elle nous sauvera tous et,
en enveloppant toute l'obscurité,
nous préservera de la crue réalité.
J'attends la tombe de la nuit,
l'heure ou tout devient supportable.
Là, dans le silence,
tous les sentiments s'effacent
devant la tranquillité.
Il y a une étoile dans le ciel
qui m'indique le chemin de sa lumière,
et, dans la lueur de la lune,
je devine que ma délivrance arrivera bientôt.
Un son dans le calme,
quelqu'un rencontre la souffrance.
J'appuie mes mains contre mes oreilles;
comme ça, il est plus facile d'oublier l'angoisse.
Quand je plissai les yeux,
le monde m'apparut teinté de rose,
et je vis descendre des anges...
A mon étonnement,
les yeux entre-clos,
les choses me semblèrent plus douce encore
que lorsqu'ils étaient ouverts.
J'ai patienté jusqu'à la tombé de la nuit,
je savais qu'elle nous sauverait tous.
Maintenant que tout est obscur, nous sommes à l'abri de la crue
réalité.
J'ai patienté jusqu'à la tombée de la nuit,
maintenant tout est supportable,
et ici dans le silence, on n'éprouve rien d'autre que
de la tranquillité.
Dépèche Mode (Waiting for the night)
Eric.
Éric : Merci de ce très beau texte. Je connais mal le groupe Dépêche Mode et, évidemment, je ne connaissais pas cette chanson, Merci d'en avoir saisi la pertinence et de nous la proposer. J'irai voir sur YouTioube si je peux écouter la chanson.
La nuit dernière, j'ai cherché la Lune dans le ciel et je ne l'ai pas vue. Je n'y ai vu qu'une étoile, lumineuse et solitaire, et je me suis dit : tiens, je crois que le voyage a été long mais qu'Il arrive enfin à destination.
C'est un texte de vie, un long fil d'Ariane qui file du jour vers l'intérieur de la caverne. Il est plein de tension, ce fil, et cependant léger, chaud, et sûr, comme une main. Alcib, je m'en voudrai sans doute terriblement de ce commentaire tout à l'heure - mais à présent je me dis qu'Alexander a eu bien de la chance.
Toute ma sympathie Alcib. Le miracle de ton écriture fait que de parfaits inconnus tels que moi partagent ta peine. Les mots n'aident en rien, sauf que sans eux le vide est toujours plus atroce. Je pense, douloureusement, sincèrement, à vous deux.
Et comme prévu, je regrette beaucoup mon commentaire ci-dessus.
Delest : Je te remercie de ta fidélité à me lire, de ces commentaires qui me touchent beaucoup, du compliment sur l'écriture, du témoignage de ta sympathie...
Je ne vois pas pourquoi tu regretterais le commentaire précédent.
Bien que les mots soient si importants, qu'ils aient pris dans ma vie et dans celle d'Alexander une très grande place, qu'ils aient joué entre notre un rôle immense, que j'aurais sans doute besoin de m'accrocher davantage à eux, je ne trouve pas toujours ceux qu'il faudrait pour exprimer des sentiments...
Dans un commentaire du printemps 2008, je ne me souviens plus de la date, tu faisais remarquer que sur la plaque à côté de la porte de l'appartement d'Alexander, le chien et le chat devaient avoir la préséance dans l'ordre des noms. Alexander t'avait répondu que c'était effectivement le cas, que le premier Alexander était le nom du bouledogue, Harry (Potter), celui du chat, et le troisième le sien.
Le chat aurait eu préséance en raison de son âge, mais il n'avait pas, lui, la coquetterie du bouledogue qui attachait de l'importance à ces choses.
C'était plus joli de lire : « Alexander - Harry - Alexander »
Le pauvre bouledogue qui avait eu tant de mal à se faire au départ de son compagnon Harry, en janvier dernier, est malade parce qu'il a du mal à ne plus voir son ami Alexander... Je le comprends si bien, et je n'en suispas jaloux, mais c'est tout de même lui qui avait avec Alexander la plus grande intimité.
Il craint sans doute que l'on doive remplacer la plaque par une autre où il ne sera écrit qu'un seul nom, le sien : « Alexander ».
Ma crainte est plus grande encore ; c'est celle où l'on enlèvrera tout simplement cette plaque...
En relisant ces lignes au moment de les retranscrire dans un autre espace, je revis l'émotion ressentie il y a quatre mois à la lecture et à l'écriture de chacun de ces mots. Je n'y changerais rien du tout.
Cependant, quelle tristesse s'ajoute au chagrin déjà difficile à vivre. Éric, qui propose ce texte, chanson du groupe Dépêche Mode, devait partir à son tour, un mois plus tard, dans des circonstances que j'ignore, qu'ignoraient même ses proches encore un mois plus tard.
C'est extrêment triste car je sens qu'Éric a dû vivre très péniblement les dernières semaines de juillet et les premiers jours du mois d'août. Je me sens en partie responsable car, après le départ d'Alexander, j'ai été moins présent sur MSN et, par conséquent, moins présent pour Éric. Sur MSN, Éric était le seul à me demander, tous les jours depuis l'été 2008, des nouvelles de mon Petit Prince. Il était si heureux pour nous que nous puissions vivre si intensément cet amour, en dépit de la distance et de nos difficultés respectives. Chaque jour, Éric était fidèle : il voulait savoir comment j'allais, comment je vivais certains moments difficiles, et il voulait se réjouir avec moi des merveilleux moments passés avec Alexander.
Éric avait ses problèmes aussi. La vie l'avait passablement malmené, sur le plan de la santé surtout (coïncidence ? Éric travaillait aussi dans le milieu de la santé).
Je pense à lui avec beaucoup de tendresse, beaucoup de tristesse.
Pour Delest : Quatre mois plus tard, je crois que la plaque à côté de la porte de l'appartement, portant les trois prénoms « Alexander - Harry - Alexander », est encore là ; pour combien de temps encore ?
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