mercredi 7 octobre 2009

L'Aiglon et moi

Dès les premières années de son enfance, Alexander était amoureux du duc de Reichstadt ou, plus précisément, de « Napoléon François Charles Joseph Bonaparte, prince impérial de France et prince de Parme, titré roi de Rome puis Napoléon II et duc de Reichstadt », dit l'Aiglon (titre posthume). Cela n'avait rien de politique : Alexander trouvait beau ce jeune homme, mort à 21 ans. Je dois dire que je le trouvais beau aussi. Je ne retrouve plus le portrait que je connaissais de lui qui m'avait séduit, que j'avais dû trouver dans un dictionnaire ou une encyclopédie car les livres étaient très rares chez moi, contrairement à Alexander qui avait accès à la bibliothèque paternelle et qui avait du maître des lieux la permission de lire tout ce qu'il était capable de lire. Je ne retrouve plus ce portrait, mais je me souviens que, très jeune aussi, je m'étais intéressé à ce fils de Napoléon, non pas à cause de son père ou de son histoire mais à cause de la beauté du jeune homme. Je suis toutefois conscient que s'il avait été fils du boulanger ou du cordonnier, je n'aurais jamais vu son portrait et j'ignorerais même son existence.


Je ne sais pas exactement l'âge que devait avoir Alexander, je dirais entre quatre et six ans, lorsqu'il a annoncé à son frère Charles que lorsqu'il serait grand, il se marierait avec l'Aiglon. Charles n'oubliait pas son rôle de frère aîné qui devait contribuer à l'éducation du petit Alexander : « Tu ne peux pas te marier avec l'Aiglon ; c'est un garçon ! » « Et alors ? », demanda Alexander. Très tôt, Alexander savait ce qu'il aimait et ce qu'il voulait.


« Mon coeur, je ne l'ai pas donné souvent, mais quand je le donne, c'est pour toujours », m'écrivait Alexander au printemps 2008. Pas un instant je n'ai douté qu'Alexander était parfaitement sincère et j'étais persuadé déjà qu'il ne revenait jamais sur ses engagements. Une promesse, un engagement, c'était sacré. Les amoureux élus par Alexander n'ont pas été très nombreux. L'Aiglon a été le premier et j'aurai été le dernier. Avant moi, il y a eu Héphaistion, à qui il aura été fidèle jusqu'au dernier instant, comme Héphaistion le fut envers Alexandre, de l'enfance jusqu'aux dernières conquêtes de l'empereur. Il aura aimé d'autres personnes et ces personnes, je les aime aussi, mais jamais, j'en suis persuadé, il n'aura aimé quelqu'un comme il m'a aimé. Et jamais je n'aurai aimé quelqu'un comme je l'ai aimé, comme je l'aime, comme je l'aimerai toujours.


Il y a quelques mois, nous avions longuement parlé de son amour pour l'Aiglon. Il ne s'agissait pas d'un amour comme celui qu'il a toujours eu pour le Petit Prince, mais jamais il n'avait oublié ce premier amour, qui avait sa place d'honneur chez lui comme dans son coeur. Il devait m'envoyer des photos du portrait qu'il possédait chez lui mais un incident l'avait empêché de le faire au moment où il devait le faire ; il en était très malheureux car il n'était pas en mesure de respecter ce qu'il considérait comme une promesse. Il y a un certain nombre de choses qu'il n'a pas eu le temps de m'envoyer ; le seul fait qu'il y ait pensé est pour moi un grand bonheur. Ils ne sont pas très nombreux les portraits de l'Aiglon ; j'imagine qu'Alexander avait chez lui l'un de ceux que l'on peut trouver dans des musées ou dans des livres. Alexander connaissait pratiquement par coeur cette pièce d'Edmond Rostand, qu'il avait vue au théâtre plus d'une fois, notamment à Paris où sa grand-mère, sachant toujours comment lui faire plaisir, l'avait accompagné il y a quelques années. Il aimait particulièrement le poème que l'on retrouve à la fin de l'Aiglon, qu'il récitait par coeur, en mettant l'accent sur les dernières lignes, celles-là mêmes que citait Jane le 7 juillet dernier :

Dans la Crypte des Capucins, à Vienne.

_ Et maintenant il faut que Ton Altesse dorme,
-- Âme pour qui la Mort est une guérison, --
Dorme, au fond du caveau, dans la double prison
De son cercueil de bronze et de cet uniforme.

Qu'un vain paperassier cherche, gratte, et s'informe;
Même quand il a tort, le poète a raison.
Mes vers peuvent périr, mais, sur son horizon,
Wagram verra toujours monter ta blanche forme!

Dors. Ce n'est pas toujours la Légende qui ment.
Un rêve est moins trompeur, parfois, qu'un document.
Dors; tu fus ce Jeune homme et ce Fils, quoi qu'on dise.

Les cercueils sont nombreux, les caveaux sont étroits,
Et cette cave a l'air d'un débarras de rois...
Dors dans le coin, à droite, où la lumière est grise.

Dors dans cet endroit pauvre où les archiducs blonds
Sont vêtus d'un airain que le Temps vert-de-grise.
On dirait qu'un départ dont l'instant s'éternise
Encombre les couloirs de bagages oblongs.

Des touristes anglais traînent là leurs talons,
Puis ils vont voir, plus loin, ton coeur, dans une église.
Dors, tu fus ce Jeune homme et ce Fils, quoi qu'on dise.
Dors, tu fus ce martyr; du moins, nous le voulons.

... Un capucin pressé d'expédier son monde
Frappe avec une clef sur ton cercueil qui gronde,
Dit un nom, une date -- et passe, en abrégeant...

Dors! mais rêve en dormant que l'on t'a fait revivre,
Et que, laissant ton corps dans son cercueil de cuivre,
J'ai pu voler ton coeur dans son urne d'argent.



Dans quelques heures, il y aura trois mois, Alexander, que tu es reparti « sur la Lune » comme tu le disais si tendrement (je sais bien que derrière cette poésie, il y avait une angoisse car tant de personnes aimées ont fait le voyage avant toi). « Si un jour je devais partir sur la Lune, disais-tu, tu n'auras qu'à regarder le ciel, la nuit, et tu me verras en train de t'envoyer des baisers... » Je te répondais toujours que je préférais recevoir et te donner des baisers sur la Terre... Quand je serai parti à mon tour, je ne sais pas s'il restera quelqu'un pour comprendre ce que nous avons vécu, ce que, malgré ton départ, nous continuons de vivre. Si, dans quelques années, quelqu'un tombe sur ces pages, je ne sais pas ce qu'il en pensera... Comme tu me le disais souvent toi-même, « il n'y a que toi à qui je puisse dire certaines choses, que toi qui puisses me comprendre » (je sais bien, et tu le savais aussi, que d'autres personnes, des anges dans ta vie, pouvaient aussi te comprendre mais, dans certains cas, tu ne voulais pas leur faire de peine en leur racontant les tiennes). Je sais bien qu'en regardant vivre l'enfant que, grâce à toi, j'ai retrouvé en moi, « les grandes personnes » me trouveront parfois bien bizarre ; je m'en fiche : je sais maintenant où se trouve l'essentiel... Chaque nuit je regarde le ciel ; j'y cherche la Lune, « notre » Lune, et ses étoiles. Je ne les vois pas toujours, mais je sais que tu es là. Je t'aime et je t'aimerai toujours.

7 commentaires:

Alcib a dit…

Alistair : Je viens de prendre connaissance de votre commentaire qui me bouleverse. Je vous en remercie. Pour des raisons que vous comprendrez, je ne le publierai pas, mais je vous invite à m'écrire à mercurejm @ yahoo . com (en supprimant les espaces) ; je serai ravi de répondre à votre question.

Beo a dit…

Ici, depuis 6 jours et 5 nuits, la lune est magnifiquement claire et bien en vue. Toute la matinée, je l'avais dans la portion de ciel que je pouvais voir à partir des bureaux où j'étais à Genève.

C'est absolument magique aussi de voir la lune si clairement, avec l'ombre des cratères bien définis et ce en plein jour!

Évidemment, j'ai bien pensé à toi. Je t'embrasse!

Alcib a dit…

Béo : Je suis ravi qu'il fasse beau et que la lune soit si belle chez toi.
Il a fait si beau ici aussi que je me sentais presque coupable d'apprécier ce temps merveilleux.
Dans la nuit de lundi à mardi, je n'avais pas pu voir la lune mais en plein jour, le matin, je l'ai apreçue, pâle et lointaine, mais bien présente.
Je crois qu'un jour j'achèterai un téléscope pour mieux voir la lune, Notre Lune et, qui sait, peut-être y apercevoir mon Petit Prince en train d'y arroser sa rose.
Je t'embrasse aussi.

Alcib a dit…

Alistair : Vous aurez compris que si je ne voulais pas publier votre commentaire, c'est parce qu'il ne laissait plus aucun mystère auour de l'identité d'Alexander. Bien des lectrices et des lecteurs auront deviné de qui il s'agit mais en principe on essaie de conserver une part d'anonymat en n'écrivant pas en toutes lettres ce que l'on peut lire entre les lignes. Et je vous en prie, ne demandez pas pardon ; vous n'avez rien fait de mal.

Dans la rue, en voyant son visage, ou ailleurs en voyant son nom, elles sont très nombreuses les personnes qui savaient reconnaître Alexander.
Mais si votre commentaire m'a tant bouleversé c'est que le hasard vous ait conduit, tout particulièrement en cette date, vers ce blogue si cher à Alexander et que vous ayez pu reconnaître sous mes mots l'Alexander qui fut votre complice, vote ami, durant vos années d'études. Je suis profondément ému de pouvoir lire ces mots avec lesquels vous me parlez de lui. En quelques mots, vous confirmez que le privilège est encore plus grand que je le croyais d'avoir pu partager sa route durant un temps qui fut beaucoup trop court.
Nous avons vécu très intensément cet amour et ces quinze mois de communications quotidiennes valent bien quinze ans de vie partagée par certains couples. Malgré tout, ce fut beaucoup trop court : nous avions encore tellement de choses à nous dire, de bonheur à partager, et des larmes aussi, comme vous avez pu en partager avec lui, aussi bien que les livres et le chocolat...

V à l'Ouest a dit…

Je ne dis rien, mais je te lis toujours. Je ne dis rien pour éviter les redites, mais je suis fasciné par l'intensité de votre amour, toujours si vivant malgré la mort.
Quant à l'identité d'Alexander, j'avoue que je n'en ai toujours aucune idée (et que je ne la cherche pas, en fait). Je ne suis pas bien perspicace, peut-être, mais je pense quand même que le secret est bien gardé.

Alcib a dit…

V à l'Ouest : Je te remercie de cette fidélité. Je comprends bien que l'on ne soit pas toujours inspiré pour laisser un commentaire quand, depuis des mois, je redis sensiblement la même chose. Mais il y a des moments où ce n'est pas ce que l'on dit qui compte, c'est le seul fait de dire quelque chose, d'entendre la voix de l'être aimé, d'un ami, ou de lire ses mots...
Les mots « Je t'aime » auront été écrits des milliers et des milliers de fois entre Alexander et moi et pourtant, à chaque fois c'était comme si c'était la première fois ; en les lisant plusieurs fois dans le même message, on percevait la nuance d'une fois à l'autre. À les relire aujourd'hui (ce que je ne veux pas faire trop souvent), je retrouve exactement la même émotion qu'a voulu y mettre Alexander, la même émotion ressentie lors de la première lecture. Et chaque fois, c'est la voix d'Alexander que j'entends, c'est son coeur que je sens battre, son souffle que je sens sur moi.
Quant à l'intensité de notre amour, il ne pouvait, il ne peut en être autrement. Rien n'était banal avec Alexander. Il était tout entier dans ce qu'il faisait, dans ce qu'il disait. S'il soignait un malade ou s'il caressait un chaton, s'il regardait travailler les insectes ou s'il parlait aux pigeons, s'il dessinait les oiseaux ou s'il lisait un livre, il y mettait tout son coeur, toute son attention.
Alexander, c'est le Petit Prince qui n'est pas resté dans le désert, qui a vécu parmi les hommes. Il aura pu vérifier ce qu'avait dit le serpent : « On est seul aussi chez les hommes ».
Il se sera fait quelques amis, dont plusieurs sont partis beaucop trop tôt. Il en reste quelques-uns, quelques êtres précieux qui ont su le comprendre et lui apporter du bonheur (son frère Charles, sa grand-mère, Jane, Abigail, puis Alistair que le hasard [« le hasard », vraiment ? Je crois plutôt qu'Alexander lui en a indiqué le chemin] a conduit vers ce blogue afin de trouver quelqu'un avec qui partager son chagrin...)
Alistair, comme Jane, comme Abigail, ... vient confirmer que si l'on a eu le privilège de côtoyer Alexander, à moins d'être imbécile, on ne peut jamais l'oublier ; mine de rien, il aura changé à jamais notre perception des choses, de la vie...
Si Alexander a pu avoir un ami qui s'appelle Héphaistion, disparu pourtant depuis 324 avant J.-C., et lui rester fidèle, au point d'écrire sur lui un livre, hélas pas tout à fait terminé, et qui était pour lui aussi vivant que le gardien de son immeuble, il ne faut pas s'étonner que mon amour pour lui soit aussi vivant trois mois après son départ. Je n'aime pas un souvenir : j'aime Alexander et, bien que son existence terrestre ait pris fin le 7 juillet dernier, il est pour moi bien présent et il l'est tout autant pour les personnes qui l'ont aimé, qui l'aiment...

Alcib a dit…

Quant à l'identité, celle qui compte, c'est « Alexander ». Il ne voulait être qu'Alexander, le petit-fils adoré de sa grand-mère, le frère de Charles, l'ami de Jane, d'Abigail, d'Alistair, de son cousin préféré, l'ami fidèle de ceux qui sont partis avant lui, l'ami attentif de Harry le siamois, d'Alexander le bulldog, Alexander le médecin dévoué et l'amoureux d'Alcib...