« ... Georges [secrétaire d'ambassade de France à Athènes] n'en était pas affecté : il avait bu moins que les autres et ne regrettait pas de conserver sa lucidité. Profitant de la suspension d'armes, il songea à téléphoner à Rudolf [secrétaire d'ambassade d'Allemagne à Athènes].
« Devant le standard de l'entrée, il hésita : avec quel bureau brancher la communication ? Avec le sien ? La perspective de descendre au sous-sol l'ennuya. Avec celui de Redouté ? Ce cadre de travail austère ne l'attira pas davantage. Il préféra le bureau de l'ambassadeur. Il l'amusait de revoir, à cette heure indue et pour des explications sentimentales, la bataille du pont Milvius et la généalogie des Médicis.
« Rudolf eut plaisir à l'entendre. Il s'était déjà calmé et avoua que, peu épris de mondanités, même d'ordre juvénile, il n'avait pas été fâché de rentrer chez lui.
« — Je suis en train, poursuivit-il, de lire des vers de notre poète Stefan George — Georges de Sarre, Georges de Grèce, que de Georges !
« Il en traduisit lentement un passage :
Puisque sur ma couche soyeuse,
Le sommeil envieux m'a fui,
Ne m'amenez pas des conteurs ;
Je ne veux pas, non plus, les chansons berçantes
Des filles du pays attique,
Qui me plaisaient il y a bien des lunes.
Maintenant, enchaînez-moi dans vos liens,
Jours de flûte du Nil.
« — Est-ce pour moi que vous avez choisi ce poème ? demanda Georges.
« Rudolf ne répondit pas et Georges ne répéta pas sa question. Leur amitié était pleine de questions qui n'avaient pas reçu de réponses. Mais c'est pendant ces silences qu'ils entendaient battre leurs coeurs.»
Les Ambassades, Roger Peyrefitte, roman, Éd. Flammarion, 1951.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire