vendredi 17 août 2007

Pour l'amour de l'art

Ceux qui écrivent ont parfois peur de la page blanche, de même que certains peintres peuvent craindre la toile blanche. Jean Cocteau a eu l'idée d'écrire un Livre blanc et de le publier sans nom d'auteur ; il faut dire que son livre n'avait rien de blanc, si ce ne sont les marges autour du texte et des dessins pour le moins explicites. Quelqu'un, ces dernières années, a eu l'idée de publier un nouveau livre blanc, sous une couverture imprimée, mais ne contenant que des pages entièrement blanches ; il laisse ainsi à chacun la liberté de créer son propre roman. En peinture, les tableaux blancs se vendent très cher. C'est qu'au fond il faut autant de talent pour peindre en blanc une toile que pour la peindre en noir ; j'espère bien que Pierre Soulages serait d'accord avec moi. Ce n'est certes pas Kasimir Malevitch qui me contredirait, lui qui peignait en 1918 ce tableau intitulé Carré blanc sur fond blanc :

Kasimir Malevitch, Carré blanc sur fond blanc (1918)
Musée d'Art moderne (MOMA), de New York

Chacun est libre d'interpréter comme il veut l'oeuvre d'art qu'on lui présente. La question du rôle du spectateur dans l'art mérite réflexion... Selon la théorie de l'« oeuvre ouverte » chère à Umberto Eco, chaque spectateur contribue en quelque sorte à la création de l'oeuvre dans la mesure où il va vers l'oeuvre, tente un dialogue...
« Toute œuvre d'art alors même qu'elle est une forme achevée et close dans sa perfection d'organisme exactement calibré, est ouverte au moins en ce qu'elle peut être interprétée de différentes façons, sans que son irréductible singularité soit altérée. Jouir d'une œuvre d'art revient à en donner une interprétation, une exécution, à la faire revivre dans une perspective originale. » Umberto Eco
Certains artistes, comme la plupart des enfants, ne peuvent voir une page blanche (ou un mur) sans vouloir immédiatement y appliquer de la couleur. Il y a des adultes qui, ayant sans doute conservé leur âme d'enfant, ont des réactions spontanées qui les poussent à mettre de la couleur et même leur marque personnelle sur ce qu'ils considèrent comme une page blanche qui leur est offerte.

C'est le cas d'une jeune femme qui se dit artiste, venue de Lou Martegue (ou : Martigues pour ceux qui ne parlent pas la langue de Mistral) pour admirer (?) les oeuvres de la Collection Lambert exposées au musée d'art contemporain d'Avignon (ou serait-ce à l'hôtel de Caumont ?). Apercevant un tryptique blanc de l'artiste Cy Twombly, inspiré du Phèdre de Platon, cette femme, soi-disant artiste, n'a rien trouvé de mieux que de poser sur la toile blanche ses lèvres grassement peintes d’un rouge vif de marque Bourjois.

Poursuivie par la galerie pour avoir endommagé une toile estimée à deux millions d'euros, une oeuvre de 1977, Rindy Sam a refusé hier de reconnaître sa culpabilité. Elle assume son geste mais refuse d'admettre qu'elle a causé quelque dommage que ce soit. Elle affirme que son geste était spontané ; je suppose qu'il faut interpréter ce geste spontané comme un immense déclaration d'amour. Pour le propriétaire du tableau, il s'agit plutôt d'un viol et j'aurais tendance à penser comme lui.

Personnellement, j'ai horreur de ces personnes qui, sous prétexte de spontanéité, donc de vérité, d'authenticité, se croient tout permis. Faudrait-il alors considérer comme spontané, donc authentique, l'amour du pédophile pour la petite fille ou le petit garçon qui se trouve sur son chemin ? Et comment cette artiste spontanée interpréterait-elle mon geste si, la croisant dans les rues de Martigues (autre belle ville de Provence que j'aimerais visiter prochainement) et, réagissant dans un grand élan spontané, je lui marquais spontanément la joue au fer rouge comme on fait avec le bétail ?

La restauration du tableau constitue une tâche délicate dans la mesure où le rouge à lèvres sur une toile ne s'efface pas aussi facilement qu'une tache d'eau. Selon le directeur du musée, « le rouge à lèvres est le matériau le plus violent, à cause de la combinaison des pigments et du gras. On sait mieux réparer les lacérations que ce genre de dommages ». La jeune femme à la spontanéité agressante subira son procès le 9 octobre prochain ; trois dédommagements seront réclamés par l'avocat de la Collection Lambert : pour le vandalisme contre l'oeuvre, pour la mauvaise image donnée au musée, pour l'impossibilité de prolonger l'exposition de trois semaines, comme prévu.

Pour ma part, j'espère qu'elle sera reconnue coupable et que la peine que lui infligera le Tribunal sera exemplaire. Autrement, sous prétexte d'art spontané, n'importe quel illuminé ira peindre des moustaches à la Joconde ou circoncire le David de Michel-Ange.

Cy Twombly, Pan II, détail de Pan, sept parties, 1980.
Techniques mixtes sur gravure pointe sèche sur papier, 59 x 59 cm.
Collection Yvon Lambert. - L'image vient d'ici.

Quant au peintre Cy Twombly, maintenant âgé de 79 ans, il est né en Virginie, aux États-Unis et vit depuis 50 ans à Gaeta, en Italie. Il semble avoir une prédilection pour Platon et pour la mythologie gréco-latine. Roland Barthes a contribué, vers 1960, à asseoir sa réputation. Dans le sillage de Roland Barthes, Renaud Camus, près de trente ans plus tard, a exprimé dans son journal son amour pour le lyrisme dans la peinture de Cy Twombly.

8 commentaires:

Brigetoun a dit…

je ne penseza pas au début qu'on allait en arriver à cette femme. Je 'amusais du carré blanc de Malévitch qui est justement peinture et savante. Et puis elle qui se dit artiste, sans être capable de respecter l'oeuvre d'un autre. Et qui se fait une publicité imbécile.
Barthes a écrit de belles pages sur Cy Tombly mais le peinte en lui même du plaisir. Et les toiles sont savantes et gouteuses du seul point de vue de la matière sous leur apparente facilité (pour les dernières).
Ce genre d'acte et la complaisance avec laquelle les journalistes reprennent les "élans" de l'héroïne me mettent en rage. Elle est bidon.

Anonyme a dit…

Sans compter que Bourjois est une marque de supermarché, cette femme aurait eu plus de classe en dégradant la toile avec du Chanel...
Je me permets de signaler à cette personne qu'il y a actuellement une oeuvre contemporaine exposée au Hangar à Bananes de Nantes, oeuvre peinte au rouge à lèvre (à droite en entrant, je précise pour qu'elle n'aille pas embrasser tous les tableaux avant de tomber sur le bon).

Anonyme a dit…

Chez moi j'ai deliberement laisse les murs blancs pour ne pas les surcharger et pour laisser mon esprit vierge de tout element parasitaire a la creation. Et puis ca me convient bien car les murs blancs ca repose bien l'esprit.

Donc ce que je fais va dans le sens de ton billet. Bonne fin de semaine. Amities.

Anonyme a dit…

"Pour ma part, j'espère qu'elle sera reconnue coupable et que la peine que lui infligera le Tribunal sera exemplaire. Autrement, sous prétexte d'art spontané, n'importe quel illuminé ira peindre des moustaches à la Joconde ou circoncire le David de Michel-Ange."

Je trouve vos propos très réactionnaire. L'art a toujours suscité des réactions spontanées, parfois violentes. Je ne pense pas que les artistes créent pour que leurs toiles vieillisses dans les musées, mais pour changer le monde
Même si ce qu'elle a fait est totalement illégal, elle a agit, elle ne se contente pas de passer devant l'oeuvre, comme tous les moutons qui vont au Louvre.

Malheureusement, vous ne faites que donner votre avis sans vraiment questionner un système bien établi : tu payes, tu regardes et tu la fermes.

Pourquoi ne peut-on pas réagir à l'oeuvre, pourquoi, les musées ne représentent que l'arrière garde?

Ouvrons le bébat!

PS: Oui, c'est illégal faire un bisou sur une oeuvre, mais ce n'est pas la fin du monde (seulement le monde des petits bourgeois) :)

Alcib a dit…

Brigetoun, je partage votre point de vue sur le traitement médiatique : les victimes n'intéressent pas les médias ; les agresseurs fournissent de la matière plus susceptible d'alimenter l'info-spectacle.

Vincent, je crois que les responsables du Hangar à Bananes peuvent dormir tranquille ; cette femme a obtenu pour l'instant l'attention qui lui manquait.

Lancelot, il me semble que je ne dormirais plus tranquille après avoir annoncé des murs blancs ; tu risques de voir descendre chez toi les enfants aux crayons de couleur et les femmes en mal d'attention.
Personnellement, je n'aime pas vivre dans des murs blancs : l'hiver est déjà trop long et il y a suffisamment de neige autour pour satisfaire mon besoin de blanc. Sur tous les murs, chez moi, il y a donc de la couleur, presque partout une couleur neutre et claire, lumineuse ou apaisante selon la vocation des pièces. L'application de peinture sur les murs est une façon de m'approprier l'espace quand j'arrive dans un nouvel appartement.

Alcib a dit…

BHL, merci de ce commentaire ; sois le bienvenu. Je dois dire que j’ai d’abord cru que ce BHL était la signature du philosophe-écrivain-mais surtout homme d’affaires m’as-tu-vu qui doit se sentir négligé ces temps-ci en raison de la place que prend désormais sous les projecteurs un certain Nicolas. J’ai cru qu’en mal d’attention, il n’avait pas trouvé mieux que de se jeter sur les blogues… Puis je me suis souvenu avoir vu, il y a quelques années, le site Web d’un autre BHL, artiste polyvalent, écrivant prolifique…

Si c’est être réactionnaire que de respecter le bien d’autrui et de considérer que la conservation des œuvres d’art n’est pas un privilège bourgeois mais une responsabilité envers la population, alors je suis réactionnaire et je l’assume.

Je suis d’accord avec vous pour dire que l’art peut et doit susciter des réactions. L’une de ses fonctions est, je crois, de recréer le monde, de présenter de nouvelles façons de voir les choses, de secouer les conformismes et de remettre en question le confort intellectuel… L’art provoque et, à ce titre, suscite des réactions diverses. Mais il me semble que, depuis l’âge des cavernes et l’apprentissage de la parole, l’être humain a appris à exprimer ses émotions, ses sentiments, ses idées quand il en a, autrement qu’à coups de massue. Surtout que, dans nos sociétés démocratiques, on est rarement persécuté pour avoir exprimé son point de vue, qu’il soit en accord ou à l’opposé de celui des gens qui nous entourent ou de ceux qui nous font réagir.

Si le rôle de l’art est d’éveiller la conscience des gens, de susciter des réactions, de provoquer parfois, tant mieux. Mais le fait de pas être d’accord avec le point de vue de l’artiste ne me donne pas le droit d’assassiner l’artiste ou de détruire son œuvre. Chacun devrait exprimer son désaccord en fonction de ses compétences, que ce soit par des écrits, de discours, des critiques, ou par la création d’œuvres qui exprimeront un autre point de vue, etc. ; les moyens sont innombrables et tous acceptables du moment qu’ils respectent le bien d’autrui, tel que les lois le reconnaissent.

En leur temps, les œuvres de Léonard de Vinci, de Rembrand, de Van Gogh, de Picasso, etc., ont produit leur effet ; elles ont éveillé des consciences, suscité des réactions, etc. Maintenant que la valeur artistique des ces œuvres a été reconnue, le contenu de ces œuvres appartient désormais au patrimoine mondial. La Joconde fait partie de mon héritage culturel et le Louvre a la responsabilité de faire en sorte que les générations qui me suivront auront aussi le droit de la voir. Musées, familles, fondations, etc., tous ceux qui possèdent des œuvres d’art reconnues n’en sont que des dépositaires et en ce sens, ils ont ont plus d’obligation que de privilèges (même si ces privilèges ne les empêchent pas de s’enrichir parfois, mais ça c’est une autre question). Les musées, les galeries, les fondations, les familles qui détiennent des œuvres d’art ont l’obligation d’en préserver l’intégrité. Si j’apprenais que l’on a saccagé la Joconde, je me sentirais personnellement lésé dans mes droits (partagés) d’héritier de la Renaissance…

Je crois qu’il ne faut pas confondre le rôle des musées avec celui des galeries. Dans nos sociétés commerçantes, la promotion de nouvelles formes d’art, de nouveaux artistes, relève habituellement des galeries plutôt que des musées. Les musées prennent habituellement la relève lorsque la valeur de l’artiste ou de l’œuvre est attestée. Alors que les galeries prennent des risques, choisissent de faire la promotion de tel ou tel artiste, les musées ont pour mission de conserver des œuvres dont la valeur est reconnue. Il ne faut pas reprocher à ceux-ci de ne pas faire ce qui ne correspond pas à leur mission.

« Malheureusement, vous ne faites que donner votre avis sans vraiment questionner un système bien établi : tu payes, tu regardes et tu la fermes. » Je ne défends pas plus un système qu’un autre. Je n’ai cependant pas la prétention d’avoir des idées géniales pour remettre en question la commercialisation de l’art, pas plus que je ne prétends avoir de solution pour remplacer la notion de propriété privée par une autre du type « tout appartient à tous ». Le fait que je n’aie pas de voiture (mon vélo me suffit) ne me donne pas le droit de mettre mon pied dans toutes les Ferrari ou toutes les Porsche que je vois stationnées près de chez moi ; je vis dans une société fondées sur des lois qui souvent me protègent même si parfois elles m’astreignent : à partir du moment où je choisis de vivre dans cette société plutôt que dans une autre où ces lois n’existent pas, je respecte ces lois. Et si je choisissais de les enfreindre, je sais quelles en seront les conséquences.

Cette jeune femme qui a déjà eu à mon avis trop d’attention savait très bien ce qu’elle faisait. Puisqu’elle se prétend artiste, elle devrait savoir ce que représente un processus de création et que, à moins qu’il ne s’agisse d’une création collective à laquelle on est invité à participer, on respecte la création des autres, quelle que soit la valeur artistique ou commerciale de cette création. Si sa démarche artistique était de mettre l’empreinte de ses lèvres sur une toile blanche, pourquoi ne l’a-t-elle pas fait dans son atelier ou même sur la place publique où elle aurait convoqué les médias ? Non, elle a choisi de profiter du succès d’un artiste reconnu depuis au moins 50 ans, d’altérer une œuvre existante, déjà connue ; en cela, elle n’a rien créé mais simplement saccagé une œuvre d’art qui ne lui appartient pas.

Je reconnais entièrement à cette femme le droit de créer, de manifester aussi souvent qu’elle le voudra. Mais son statut de pseudo-artiste ne lui accorde pas le privilège de s’en prendre au bien d’autrui, surtout quand il s’agit d’œuvres d’art. Sa liberté de création s’arrête avant le saccage du bien d’autrui. Et si elle a obtenu toute l’attention qu’elle a voulue, qu’elle assume maintenant les conséquences de son geste. Je le répète : je ne voudrais pas que demain un autre illuminé vienne peindre des moustaches à la Joconde ou circoncire le David de Michel Ange. Ces œuvres n’appartiennent pas au Louvre ou au Musée des Offices : ils sont les dépositaires de cette partie de mon héritage et j’espère que les générations qui me suivront pourront aussi les voir intactes.

V à l'Ouest a dit…

Très juste. Rien à ajouter.

Anonyme a dit…

Une découverte agréable, votre blog!

Nous, des artistes qui tiennent un blog aussi et nous parlons un peu de tout. Si ça vous intéresse, visitez le nôtre! A+

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