jeudi 26 juin 2008

L'amour des bêtes

Vous vous souvenez de cette vache prise dans la glace en avril dernier encore ? Alexander avait été très ému de voir cette pauvre vache passer l'hiver dans le froid, la saleté et la glace. Il voulait prendre l'avion et venir la dégager, lui faire un baiser et déposer sa tête sur son front. Le baiser et le câlin seront sans doute bienvenus, mais la pelle ne sera plus nécessaire : la glace a fondu et si, ailleurs, les pâquerettes ont poussé depuis lors, la vache dont j'ignore le nom a au moins trouvé un peu d'herbe à se mettre sous la dent.

Puisqu'Alexander a demandé de ses nouvelles, je suis allé la voir devant le Musée des beaux-arts de Montréal, ce qui m'a permis d'apprendre que cette vache s'appelle Claudia. Et si jamais le musée voulait s'en défaire, Alexander aimerait bien faire un peu de place dans son salon pour cette pauvre bête afin qu'elle ne passe plus l'hiver dehors.


Claudia, scuplture de Jos Fafard

Finalement je me demande qui, d'Alexander et de la vache, a le plus souffert depuis que j'ai affiché cette image, le 2 avril dernier. Alexander est un tendre, un humaniste et un grand ami des animaux. Il voudrait pouvoir alléger autant les peines ou les souffrances des enfants malades, des blessés, des personnes âgées laissées à elles-mêmes que celles des bêtes. Il a plutôt grandi avec des chevaux qu'avec des vaches, jouant aux cowboys avec son frère sur de vrais chevaux, mais quand on aime le noble cheval, que l'on développe avec lui une relation de respect et de complicité, on ne peut faire autrement que d'aimer tous les animaux. Je ne connais pas bien les chevaux moi-même (j'ai grandi avec un cheval à la maison, à la campagne, mais sans développer avec lui de relation particulière) ; j'ai cependant entendu assez de commentaires élogieux et lu suffisamment de pages consacrées à des relations privilégiées entre un cheval et son maître pour savoir que c'est loin d'être banal. Alexandre le Grand, par exemple, alors qu'il était adolescent, a réussi à approcher un cheval que personne d'autre ne pouvait approcher, à le monter et à s'en faire un complice ; Alexandre n'était pas un homme ordinaire, son cheval Bucéphale était un cheval d'une rare qualité et leur entente était remarquable. La complicité de Bucéphale, l'amour et la fidélité d'Héphaistion ont grandement contribué au succès et à la gloire d'Alexandre Le Grand (Alexandre ne survécut que trois mois à Héphaistion). Il y a sans doute une part de légende dans cette belle histoire, entre un homme et son cheval comme celle entre deux hommes, mais s'il n'y avait pas aussi une très grande part de vérité, les historiens n'auraient pas hésité à dénoncer une trop belle histoire.


Claudia, scuplture de Jos Fafard

J'ai souvent rencontré des gens qui aimaient les animaux, mais je n'ai encore jamais connu quelqu'un qui voue à tous les animaux un respect et un amour aussi sincère et profond que celui que leur porte Alexander. Enfant et adolescent, lorsqu'il voyait les adultes se préparer pour la chasse, il allait parler aux chiens, leur demandant de ne pas attraper le renard... S'il n'en tenait qu'à lui, il achèterait des croquettes pour tous les chats du pays afin que les chats n'aient plus besoin de manger les souris et les oiseaux. Les animaux blessés, à poil ou à plumes, feraient bien de se trouver sur son chemin car il les conduirait chez sa grand-mère, à la campagne, qui sait rapidement transformer en hôpital et en maison de convalescence une partie de sa propre maison ; même les oiseaux de proie sont heureux d'y séjourner, le temps de retrouver leurs moyens avant de recouvrer leur liberté.

Faut-il s'étonner qu'il soit végétarien ? Il aime tellement les animaux qu'il fait parfois des détours pour aller en saluer des représentations en pierre ou en bronze dans les jardins de sa ville. Il n'oserait pas sortir en plein hiver le chien de pierre qu'il a acheté pour son balcon. Et je n'ai encore connu personne qui, comme Alexander, prenne la peine de faire graver sur la plaque à côté de la porte de son appartement, à la suite du sien, le nom de son chien et celui de son chat.

mercredi 25 juin 2008

Cocorico, le chant du cygne


À Drocourt, commune de 407 habitants, près de Mantes-la-Jolie dans les Yvelines, un jeune coq a bien failli exécuter ces jours-ci son chant du cygne. Perturbé non pas par les rayons de la lune mais plutôt par l'éclairage public dans la municipalité, le volatile avait pris l'habitude de chanter en pleine nuit. Convaincue que la nuit est faite pour dormir dans le silence, l'une des voisines de l'agriculteur poursuivait celui-ci pour tapage nocturne. Le tribunal de police de Mantes-la-Jolie avait condamné à mort le coq du village et Coco, c'est son nom, devait être exécuté le 24 juin, jour de la Saint-Jean.
L'agriculteur, qui produit du blé à Drocourt, possède douze poules et un coq. Il s'est présenté hier devant le tribunal de police pour expliquer qu'il n'avait pas tué son coq comme le lui ordonnait le tribunal mais qu'il avait installé autour du poulailler des volets qui permettent de réduire l'éclairage public près de la chambre de Coco et de ses compagnes. Ne voyant pas la lumière artificielle, le jeune coq attendra le lever du jour pour lancer son chant triomphal. Le tribunal a estimé cette mesure suffisante, d'autant plus qu'il n'y avait pas eu d'autre plainte au sujet du chant nocturne. Le tribunal a gracié le coq et relaxé son propriétaire. Oubliant le chant du cygne, Coco pourra donc entonner chaque matin son cocorico et continuer d'assurer le bonheur des poules.

Ce n'aurait pas été la première fois qu'un coq aurait été condamné. En 1474, un coq a été condamné à être brûlé, par sentence d'un magistrat de Bâle, pour avoir pondu un œuf. Dans le même ordre, voici quelques autres condamnations recensées par Barnabé Warée, dans son ouvrage Curiosités judiciaires, historiques, anecdotiques, recueillies et mises en ordre par B. Warée, Paris, A. Delahays, 1859) :

- 1488 - Becmares (charançons) : les grands vicaires d'Autun mandent aux curés des paroisses environnantes de leur enjoindre, pendant les offices et processions, de cesser leurs ravages et de les excommunier.
- 1497 - Truie condamnée à être assommée pour avoir mangé le menton d'un enfant du village de Charonne. La sentence ordonna en outre que les chairs seraient coupées et jetées aux chiens, et que le propriétaire et sa femme feraient un pèlerinage à Notre-Dame de Pontoise le jour de la Pentecôte.
- 1499 - Taureau condamné à la potence par jugement du bailliage de Beauprès (Beauvais) pour avoir, en fureur, occis un jeune homme.
- 1500 - Sentence de l'official contre les charançons et les sauterelles qui désolaient le territoire de Millieze.
- 1585 - Le grand vicaire de Valence fait citer les chenilles devant lui, leur donne un procureur pour les défendre, et finalement les condamne à quitter le diocèse.

mardi 24 juin 2008

Clair de lune

La lune a toujours attiré les rêveurs, inspiré les créateurs de toutes disciplines, fasciné les amoureux... Je ne sais trop si j'appartiens à l'une ou l'autre de ces catégories de personnes, mais je peux affirmer que, tout en étant plutôt du type solaire, la lune exerce sur moi un attrait certain.

À quelques reprises durant l'année, les jours de pleine lune, il m'arrive d'avoir le sommeil plus agité ou des comportements qui me semblent légèrement inhabituels. La plupart du temps, je ne sais même pas que c'est la pleine lune et ce n'est que le lendemain ou deux jours plus tard que je me rends compte que l'astre de la nuit a peut-être exercé sur moi une certaine influence.

Toutefois, ce qui m'intrigue le plus, c'est la lumière de la lune, le fait de voir ce disque lumineux changer de forme, de bouger dans le ciel au fil des heures, des jours, des saisons. J'ai toujours aimé, par exemple, ce qu'en disait Chateaubriand dans ses Mémoires d'outre-tombe que, durant une longue période de ma vie, je relisais chaque année à l'automne.

« Mais ce qu'il faut admirer en Bretagne, c'est la lune se levant sur la terre et se couchant sur la mer. Établie par Dieu gouvernante de l'abîme, la lune a ses nuages, ses vapeurs, ses rayons, ses ombres portées comme le soleil ; mais comme lui, elle ne se retire pas solitaire ; un cortège d'étoiles l'accompagne. À mesure que sur mon rivage natal elle descend au bout du ciel, elle accroît son silence qu'elle communique à la mer ; bientôt elle tombe à l'horizon, l'intersecte, ne montre plus que la moitié de son front qui s'assoupit, s'incline et disparaît dans la molle intumescence des vagues. Les astres voisins de leur reine, avant de plonger à sa suite, semblent s'arrêter, suspendus à la cime des flots. La lune n'est pas plus tôt couchée, qu'un souffle venant du large brise l'image des constellations, comme on éteint les flambeaux après une solennité. »
Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe (Livre 1, Chapitre 6)

C'est aussi à l'automne que la lune exerce sur moi un plus grand attrait. Est-ce à cause de la fraîcheur des nuits ou plutôt en raison de sa position dans le ciel, je ne saurais le dire. C'est peut-être aussi qu'à la fin de l'été, je sors d'une espèce de léthargie dans laquelle m'ont plongé les grandes chaleurs. C'est à l'automne que pour moi tout renaît, peut-être pas la végétation, mais ce qui relève de l'Homme. Certaines nuits d'automne, j'ai du mal à cesser de contempler la lune dans le bleu pur et froid du ciel.

Parmi les réflexions que je me fais, il y a celle-ci : je me plais à imaginer que quelqu'un que je connais, de préférence quelqu'un que j'aime, quelque part sur terre regarde la lune au même moment. Que cette personne se trouve dans la même ville ou le même pays que moi ne fait pas trop de différence. Ce que je trouve merveilleux, cependant, c'est de m'imaginer qu'une personne que j'aime, de l'autre côté de l'Atlantique, regarde aussi la même lune au moment précis où je la regarde moi-même. Il me plaît aussi de croire que la lune joue un peu le rôle d'un satellite qui retransmet des messages ; il me suffit par exemple que je dise « Je t'aime » en pensant à quelqu'un pour qu'aussitôt cette personne reçoive mon message. Grâce à la communication instantanée par Internet, j'ai pu vérifier que nous pouvions simultanément voir la même lune d'un côté et de l'autre de l'Atlantique ; je reconnais toutefois que la transmission des messages puisse relever davantage de la communication des esprits que des lois de l'astronomie.

Il y a quelques jours, je cherchais la lune dans le ciel et je ne la trouvais pas. Quelques minutes plus tard, en éteignant la lumière une fois couché, la lune m'est apparue en plein milieu de la fenêtre au pied du lit. Je me suis simplement levé, j'ai saisi mon appareil photo et je l'ai photographiée. L'image n'est pas très nette, mais le souvenir que j'en garde est très clair.



Ajout du 25 juin : Alexander a évoqué en commentaire un poème d'Alfred de Musset appris à l'école ; on peut en trouver ici le texte complet et, mieux encore, un extrait interprété par le magnifique Jean Piat : « Ballade à la lune »

dimanche 15 juin 2008

Mon père, ce héros ?


L'image vient d'ici

Le troisième dimanche de juin c'est, dans de très nombreux pays, le jour de la fête des Pères.

Certains parcourront de longues distances pour aller exprimer leur filiale affection. J'ai beaucoup de respect et de tendresse pour cela. Quand mon père était vivant, tous ceux de la famille qui pouvaient le faire se rendaient à la maison familiale pour lui offrir leurs voeux et des cadeaux. Réunis autour de la table, nous renouvelions ensuite les dîners de famille. Ceux qui habitaient trop loin se manifestaient par téléphone, après l'avoir fait d'abord par la poste au cours des jours précédents. Depuis qu'il n'est plus là, je me contente d'avoir une pensée spéciale pour lui ce jour-là.

J'ai toujours eu avec ma soeur aînée et son mari une relation plus affectueuse qu'avec mes parents officiels. C'est normal puisqu'ils m'avaient « adopté » durant près de deux ans, faisant pratiquement de moi leur fils unique avant l'arrivée de leurs propres enfants. L'affection et la complicité qui sont toujours restées entre mon beau-frère et moi ont amené quelqu'un que je connaissais à se demander si, en fait, ma soeur et mon beau-frère n'étaient pas mes véritables parents ; la question m'avait quelque peu désarçonné, avait semé le doute en mon esprit. Le jour du décès de mon père alors que nous étions plusieurs à manger au restaurant, près de l'hôpital, mon beau-frère a lui-même abordé la question de mon « adoption » durant deux ans, dans les toutes premières années de mon existence ; j'en ai profité pour lui poser la question. M'annonçant qu'il avait été un moment question de m'adopter officiellement mais que non, il n'était pas mon père, que j'étais réellement le fils de mes parents.

Mon « père affectif » a célébré dernièrement un anniversaire important ; plus de soixante-quinze personnes sont venues de partout pour souligner l'événement et, bien entendu, j'y étais. Toutefois, ce qui lui aura fait le plus plaisir, j'en suis sûr, c'est que le lendemain, profitant du passage d'une nièce qui a une voiture (je suis sans doute le seul à ne pas en avoir, au fond), je suis allé lui rendre visite dans sa municipalité des Laurentides, au nord de Montréal ; il était si fier de me faire visiter la maison dont il vient à peine de terminer la construction et l'aménagement. Fier de cette maison qu'il a construite lui-même dans ses moindres détails, de ses propres mains, mais fier surtout de me la faire visiter à moi, et heureux que je sois là, chez lui, moi qui suis toujours ému de les voir, ma soeur et lui, dans les réunions de famille mais qui ne suis pas allé très souvent chez eux ces dernières années.

Vers le milieu de l'adolescence, mon neveu-filleul m'appelait toujours à la fête des Pères car, disait-il, j'étais son « père spirituel » (parce que ses parents étaient divorcés et qu'il ne voyait pas souvent son père, j'essayais d'être le plus présent possible).

Je connais un garçon pour qui ce devoir filial reste un rendez-vous incontournable dans une vie pourtant bien remplie. Hier soir, après une longue journée de travail, à sauver des vies, soulager des souffrances, encourager ou tenter de consoler des familles, ce jeune homme est monté sur sa moto, après dix-neuf heures, a parcouru plus de cent cinquante kilomètres afin d'aller se recueillir sur la tombe de son père et y déposer la gerbe de fleurs qu'il avait fait préparer pour l'occasion. Elles côtoieront celles qu'y avaient déposées plus tôt dans la journée le frère aîné, l'autre fils aimé et aimant. Après avoir fait ses dévotions, après ce moment de recueillement, le garçon verra qu'il y a de la lumière dans la maison familiale qu'habite le frère aimé. Il ne s'arrêtera toutefois pas pour aller saluer le grand frère. Il remontera sur sa moto, reprendra la route pour refaire en sens inverse les cent cinquante kilomètres et finalement rentrer chez lui vers minuit.

Voilà bien un jeune homme pour qui « amour filial, mémoire, fidélité, respect des traditions » ne sont pas de vains mots. Je sais aussi qu'un peu partout sur la Terre, d'autres fils, d'autres filles, auront rendu hommage à leur père, qu'il soit vivant ou disparu. Moi qui n'ai pas tellement l'esprit de famille, j'ai pourtant pour eux beaucoup de respect et, d'une certaine façon, je les envie.

samedi 14 juin 2008

Partie de l'ensemble

« Aucun homme n’est une île, un tout, complet en soi ;
tout homme est un fragment du continent,
une partie de l’ensemble ;
si la mer emporte une motte de terre,
l’Europe en est amoindrie,
comme si les flots avaient emporté un promontoire,
le manoir de tes amis ou le tien ;
la mort de tout homme me diminue,
parce que j’appartiens au genre humain ;
aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas :
c’est pour toi qu’il sonne. »
John Donne, Devotions upon Emergent Occasions, 1624

vendredi 13 juin 2008

Pour saluer Alexandre

Depuis ma première lecture, quand j'avais dix-sept ans, du roman de Roger Peyrefitte, Les amitiés particulières, le personnage d'Alexandre le Grand est pour moi le plus fascinant des personnages historiques. Et le prénom Alexandre est resté l'un des prénoms les plus beaux ; j'ai toujours dit que si j'avais un fils, il s'appellerait Alexandre. Je n'aurai sans doute jamais de fils, mais, qui sait...

Alexandre et Héphaistion

C'est, aujourd'hui 13 juin, l'anniversaire de la mort d'Alexandre le Grand et je tenais à le souligner.

J'ai entrepris récemment la lecture de la biographie que Mary Renault a consacré à Alexandre. J'avais lu, il y a plusieurs années, le deuxième volume de cette trilogie, L'enfant perse. Alexander, l'ami anglais qui commente souvent des articles de ce blogue depuis qu'il l'a découvert en avril dernier, me faisait remarquer que le premier tome de la trilogie de Mary Renault est le plus intéressant si l'on veut connaître l'enfance et l'adolescence d'Alexandre, sa conquête du cheval Bucéphale, le début de son amitié avec Héphaistion, de l'arrivée d'Aristote comme maître de philosophie, etc. J'ai donc acheté le premier et le troisième tomes et j'ai immédiatement entrepris la lecture du premier, Le feu du ciel. Je lis lentement, je prends des notes, mais c'est un livre qui se lit facilement comme un roman. Je ne suis pas pressé d'arriver au bout de ce premier tome mais, connaissant un peu les grandes lignes de la vie d'Alexandre le Grand, je me suis toujours demandé pourquoi un grand conquérant comme lui était mort sans héritier et sans avoir laissé de dispositions pour la suite. L'une des explications possibles, c'est que la mort d'Héphaistion l'ait laissé désemparé.

Espérant trouver une réponse à cette question dans le troisième volume de la trilogie de Mary Renault, j'ai feuilleté les dernières pages des Jeux funéraires, et je suis tombé, à la toute fin, sur une note de l'auteur. J'en citerai ici les trois premiers paragraphes.

Alexandre le Grand par Arno Breker (1900-1991)
inspiré de la biographie d'Alexandre par Roger Peyrefitte


« Parmi les nombreux mystères de la vie d'Alexandre, l'un des plus étranges concerne son attitude face à sa propre mort. Sa bravoure était légendaire. Dans toutes les actions, il allait systématiquement s'exposer là où le danger était le plus grand. S'il croyait être le fils d'un dieu, cette ascendance n'assurait nullement, dans la tradition grecque, l'immortalité. Il avait été à plusieurs reprises grièvement blessé, et avait failli mourir de maladie. On aurait donc été en droit d'attendre qu'un homme si vigilant aux hasards de la guerre ait pris toutes ses dispositions pour celui-ci. Et pourtant, il l'a totalement ignoré. Il n'a même pas pris la peine d'engendrer un héritier avant la dernière année de sa vie, où il a dû sentir, après la très grave blessure reçue en Inde, que sa force vitale commençait à fléchir. Ce blocage psychologique, chez un homme dont les plans immenses étaient conçus pour dépasser de loin son temps de vie, restera toujours une énigme.
Si Héphaistion lui avait survécu, il est très probable que la régence lui serait tout naturellement revenue. Ce n'était pas seulement l'ami — et probablement l'amant — dévoué : il avait fait la preuve de son intelligence et de ses capacités, et sympathisait avec toutes les idées politiques d'Alexandre. Sa mort soudaine semble avoir ébranlé toutes les certitudes de celui-ci : il est clair qu'il ne s'était pas encore remis de ce choc lorsque ses jours ont pris fin, en partie d'ailleurs sous l'impact de cet événement. Même alors, pendant son ultime maladie, il continua à travailler aux plans de sa prochaine campagne jusqu'au moment où la parole lui fit défaut. Peut-être partageait-il cette idée que Shakespeare attribue à Jules César : « Les lâches meurent bien des fois avant leur dernier jour ; le brave ne goûte à la mort qu'une seule fois. »
S'il porte une responsabilité dans la sanglante lutte pour le pouvoir qui a suivi sa mort, il ne faut pas la chercher dans son comportement en tant que chef. Il obéissait au contraire à des critères moraux élevés pour l'époque, et l'on peut soutenir qu'il a bridé chez ses principaux officiers l'absence de scrupules et la déloyauté qui ont fait surface lorsque son influence a disparu. S'il est à blâmer, c'est de ne pas avoir fait un bon mariage dynastique et engendré un héritier avant de passer en Asie. S'il avait laissé, à sa mort, un fils de treize ou quatorze ans, jamais les Macédoniens n'auraient pris un instant en considération un autre prétendant. »
Mary Renault, Les jeux funéraires.

lundi 9 juin 2008

Pommes d'amour

Jusqu'à la moitié du dix-huitième siècle, ce fruit rouge que nous connaissons aujourd'hui sous le nom de tomate était désigné, en France, sous le nom de pomme d'amour. D'où lui venait cette appellation ? Certains prétendent que c'est sa couleur rouge, évoquant la passion, qui aurait valu ce nom au fruit que l'on croyait aphrodisiaque (après l'avoir longtemps cru toxique, mais ce n'est pas forcément contradictoire). D'autres affirment que le nom est plutôt une traduction de l'italien, pomo d'amore. Aujourd'hui, les Italiens appellent simplement pomodoro ce fruit qui a donné, du Nord au Sud ou vice-versa, son caractère à toute leur cuisine. En ce qui me concerne, je n'aurais aucune difficulté à lui donner aujourd'hui encore son nom poétique de pomme d'amour. D'ailleurs, la coupe transversale de la tomate n'évoque-t-elle pas la forme d'un coeur ?

Entre elle et moi, c'est une véritable histoire d'amour qui dure depuis longtemps, quelques dizaines d'années, je dirais. J'aime sa couleur tonique, j'aime son goût et la texture de sa chair, à la fois douce et ferme... Aliment indispensable à mon petit déjeuner, sa couleur rouge anime mon assiette tous les matins, sans exception. Ces dernières semaines, cependant, cet amour s'est accentué encore, se transformant en passion dévorante.

Depuis novembre dernier, je crois, j'ai rarement acheté des tomates fraîches car, peu importe leur provenance et quel qu'en soit le prix, elles ont la texture et le goût du plastique. J'achète plutôt les tomates italiennes en boîte, d'une certaine marque à l'exclusion des autres. Elles n'ont pas la texture ferme et tendre des tomates fraîches, mais elles en conservent la couleur vibrante et le goût. Je ne saurais dire ce qui s'est passé en moi ces derniers mois, mais j'ai sans cesse le goût de manger des tomates, au petit déjeuner, le midi, le soir, entre les repas ; dès que j'ai faim et que le repas n'est pas encore prêt, j'ouvre la porte du réfrigérateur et je me sers une ou deux tomates sur lesquelles je mets parfois un peu de basilic et d'huile d'olive, parfois rien. En hors-d'oeuvre, en entrée, à toutes les sauces dans la cuisine, la tomate m'est aussi indispensable qu'à d'autres un morceau de pain ou un verre d'eau. Elles répondent peut-être à une carence en moi, à un déséquilibre sanguin, je ne saurais dire (il faudra que j'en parle à mon médecin personnel) ; à moins que ce ne soit plutôt la forme et la couleur de la tomate, associées à son nom du dix-huitième, qui m'appellent à l'amour. Dans un cas comme dans l'autre je ne résisterai pas du tout ; je réponds : présent !

Dès que la faim se pointe, certains se jettent sur les croustilles ou sur le chocolat, d'autres sur le brocoli ou les carottes (je recommence à manger aussi des carottes crues), moi c'est sur les tomates. Et vous, vous avez un aliment dont vous ne sauriez vous passer ?


Pour voir comment au Japon on tranche une tomate,
cliquez ici (c'est silencieux)

Pour entendre la tomate s'exprimer en musique

Ou si vous préférez la vôtre en ch'ti et en images

Mais si vous préférez des fruits plus sucrés, Bourvil vous offre sa salade de fruits.