dimanche 5 mars 2006

Les dragons de nos vies...


« Peut-étre que tous les dragons de nos vie sont des princesses qui n'attendent qu'à nous voir courageux et beaux. Peut-être que toutes les choses terribles ne manifestent au fond que de l'impuissance et réclament notre aide. »
Rainer Maria Rilke

Qui ne connaît pas les fameuses Lettres à un jeune poète, de Rainer Maria Rilke... devrait simplement les découvrir. Il n'y a pas de honte à ne pas les connaître encore si c'était le cas ; il faut parfois savoir attendre le moment propice pour être tout à fait réceptif à des oeuvres marquantes. La lecture de ces Lettres à un jeune poète m'avait été fortement recommandée par un ami et, dès que j'ai pu mettre la main sur un exemplaire, je les ai lues, relues, relues et relues... À différentes époques de ma vie, j'y suis revenu et à chaque fois avec le même profit. Dans les moments de solitude, de tristesse, de bouleversement émotionnel ou de grande inquiétude, la lecture de ces lettres m'a toujours redonné la sérénité perdue... Voici l'une de ces longues lettres qu'écrivait Rainer Maria Rilke à un jeune homme (M. Kappus) qui voulait devenir poète et qui se demandait s'il en avait vraiment la vocation...


Le 12 août 1904


Je veux de nouveau vous parler un instant, cher Monsieur Kappus, bien que je n'aie presque rien à dire qui soit de quelque secours, presque rien d'utile. Vous avez eu maintes grandes tristesses, qui ont passé. Et vous dites que ce passage, lui aussi, était difficile et déconcertant. Mais, je vous prie, réfléchissez : ces grandes tristesses ne vous ont-elles pas traversé ? Maintes choses en vous ne sont-elles pas transformées, n'avez-vous pas changé à tel ou tel endroit de votre étre lorsque vous étiez triste ? Seules sont dangereuses et mauvaises les tristesses que l'on traîne au milieu des gens afin d'en couvrir la voix, comme ces maladies que l'on traite à la légère et sottement et qui ne font que reculer un peu pour éclater peu après d'autant plus terriblement ; et elles s'accumulent au-dedans, elles sont de la vie, de la vie non vécue, dédaignée, perdue, dont on peut mourir. S'il nous était possible de voir plus loin que notre savoir ne porte, et encore un peu au-delà des avant-postes de nos institutions, peut-être alors supporterions-nous nos tristesses avec une confiance plus grande que nos joies. Car elles sont les moments où quelque chose de nouveau, d'inconnu, vient de pénétrer en nous ; nos sentiments brusquement se taisent, comme farouches et timides, tout en nous recule, il se fait un silence et ce qui est nouveau et que personne ne connaît s'y tient muet, au beau milieu. Je crois que toutes nos tristesses sont des moments de tension que nous ressentons comme une paralysie parce que nous n'entendons plus vivre nos sentiments retranchés. Parce que nous sommes seuls face à cet inconnu qui est entré en nous ; parce que nous nous trouvons au beau milieu d'un passage où nous ne pouvons pas nous arrêter. C'est pourquoi la tristesse, elle aussi, passe : ce qui est nouveau en nous, ce qui s'y est ajouté, est entré dans notre coeur, au coeur même du coeur, et, même là, n'y est déjà plus ; est déjà dans le sang. Et nous ne saurons pas ce que c'était. On pourrait facilement nous faire croire qu'il ne s'est rien passé, et néanmoins nous nous sommes transformés, comme se transforme une maison parce qu'un hôte est entré. Nous ne pouvons dire qui est venu, peut-être ne le saurons-nous jamais, mais bien des indices donnent à penser que l'avenir entre en nous de cette manière, pour se transformer en nous longtemps avant de survenir.

Et voilà pourquoi il est si important d'étre solitaire et attentif lorsqu'on est triste : parce que l'instant apparemment figé, où rien ne se serait produit, dans lequel notre avenir pénètre en nous, est tellement plus proche de la vie que cet autre instant, bruyant et fortuit, où l'avenir nous arrive comme du dehors. Plus nous sommes calmes, patients et ouverts dans notre tristesse, et le plus nouveau entre en nous profondément et sans se troubler, mieux nous le faisons nôtre, plus il sera notre destin, et nous nous sentirons, au plus profond de nous-mêmes, parents et proches de ce destin lorsqu'un jour, plus tard, il « adviendra » (c'est-à-dire : où, sorti de nous, il ira trouver les autres). Et cela est nécessaire. Il est nécessaire — et c'est ce vers quoi tendra peu à peu notre développement — que rien d'étranger ne nous advienne, mais seulement ce qui depuis longtemps nous appartient. Il a déjà fallu repenser tant de notions de mouvement ; on apprendra aussi à reconnaître progressivement que ce que nous appelons destin, sort des hommes, n'entre pas en eux en venant du dehors. C'est seulement parce qu'ils furent si nombreux à ne pas assimiler leurs destins tant qu'ils vivaient en eux et à ne pas les transformer en eux-mêmes, qu'ils n'ont pas reconnu ce qui s'échappaient d'eux ; ils le trouvaient si étrange, qu'ils pensaient dans leur frayeur et dans leur trouble qu'il venait à l'instant d'entrer en eux, car ils juraient n'avoir auparavant jamais rien découvert de semblable en eux. De la même façon qu'on s'est longtemps trompé sur le mouvement du soleil, on se trompe encore sur le mouvement de ce qui vient. L'avenir est fixe, cher Monsieur Kappus, c'est nous qui nous mouvons dans l'espace infini.

Comment les choses pourraient-elles étre faciles pour nous ?
Et si nous en revenons à la solitude, il apparaît de plus en plus clairement qu'elle n'est au fond rien qu'on puisse choisir ou refuser. Nous sommes seuls. On peut s'illusionner là-dessus, et faire comme s'il n'en était rien. C'est tout. Comme il vaut mieux cependant reconnaître que nous sommes libres, d'en faire carrément notre point de départ. Il nos arrivera alors sans doute d'avoir le vertige ; car tous les points sur lesquels notre oeil avait l'habitude de se poser nous seront dérobés, il n'est plus rien de proche, et tout ce qui est lointain est infiniment loin. Celui qu'on tirerait de sa chambre pour le placer, presque sans préparation ni transition, sur la cime d'une haute montagne, éprouverait sans doute quelque chose de semblable : une incertitude sans pareille, le sentiment d'étre livré en pâture à l'innommable qui l'anéantirait presque. Il aurait l'impression de tomber, ou bien se croirait expulsé dans l'espace ou dispersé en mille morceaux : quel monstrueux mensonge son cerveau ne devrait-il pas inventer pour recouvrer et éclaircir ses sens ! C'est ainsi que se transforment toutes les distances, toutes les mesures pour celui qui se retrouve seul ; beaucoup de ces transformations s'accomplissent subitement et, comme pour l'homme sur son sommet, naissent en lui des images inhabituelles et des sensations étranges qui semblent croître au-delà du supportable. Mais il est nécessaire que cela aussi nous le vivions. Il nous faut accepter notre existence aussi largement qu'il se peut ; tout, méme ce qui est inouï, doit y étre possible. C'est au fond le seul courage que l'on exige de nous : être courageux face à ce que nous pouvons rencontrer de plus étrange, de plus bizarre, de plus inexplicable.

Que les hommes, dans ce sens, aient été lâches a causé à la vie un tort infini ; les expériences qu'on appelle « apparitions », tout ce qu'on nomme « monde des esprits », la mort, toutes ces choses qui nous sont si étroitement apparentées, ont été refoulées si loin de la vie par la résistance quotidienne que les sens qui nous permettraient de les appréhender se sont émoussés. Et ne parlons pas de Dieu. Mais la peur devant l'inexplicable n'a pas seulement appauvri l'existence de l'individu, elle a restreint aussi les relations entre les hommes, extraites, pour ainsi dire, du lit du fleuve des possibilités infinies, et portées sur une berge déserte que rien n'atteint. Car l'indolence n'est pas seule à faire que les rapports humains se répètent, sans se renouveler d'un cas à l'autre, dans une indicible monotonie, il y a aussi la crainte devant une expérience nouvelle et à l'issue imprévisible qu'on ne se sent pas en mesure d'affronter.

Mais seul celui qui est préparé à tout, qui n'exclut rien, pas même le plus énigmatique, vivra la relation à autrui comme une chose vivante et épuisera sa propre existence. Car si nous nous représentons cette existence de l'individu comme un espace plus ou moins grand , nous voyons que la plupart n'apprennent à connaître qu'un coin de leur espace, une place près de la fenétre, une bande sur laquelle ils vont et viennent. Ainsi connaissent-ils une certaine sécurité. Et pourtant, elle est bien plus humaine, cette insécurité dangereuse qui, dans les nouvelles de Poe, pousse les prisonniers à reconnaître à tâtons la forme de leurs terrifiants cachots et à ne pas être coupés de l'indicible épouvante de leur séjour.

Mais nous, nous ne sommes pas des prisonniers. Autour de nous ne se dressent ni des embûches ni des pièges et il n'y a rien qui doive nous angoisser ou nous torturer. Nous sommes placés dans la vie comme dans l'élément auquel nous correspondons le mieux, et, de plus, une adaptation millénaire nous a rendus si semblables à cette vie que, si nous restons immobiles, on peut à peine nous distinguer de tout ce qui nous entoure grâce à un heureux mimétisme. Nous n'avons aucune raison de nous méfier de notre monde, car il ne nous est pas hostile. Recèle-t-il des effrois ? Ce sont nos effrois ; recèle-t-il des abîmes ? Ces abîmes nous appartiennent ; y a-t-il des dangers ? Nous devons tenter de les aimer. Et pour peu que nous organisions notre vie selon le principe qui nous conseille de toujours nous tenir au plus difficile, alors ce qui nous paraît aujourd'hui encore le plus étranger nous deviendra familier et le plus fidèle. Comment pourrions-nous en arriver à oublier ces vieux mythes qui se trouvent au commencement de tous les peuples, les mythes de dragons se transformant en princesses au dernier moment ; peut-étre tous les dragons de notre vie sont-ils des princesses qui attendent seulement de nous voir un jour beaux et vaillants. Peut-être tout l'effroyable est-il, au plus profond, ce qui, privé de secours, veut que nous le secourions.

9 commentaires:

Anonyme a dit…

ce que je veux te dire va très bien avec le post que tu viens d'écrire. juste au moment où je suis allée à toronto pour un entretien d'embauche, tu as écrit «Personne ne peut réussir à vous faire sentir inférieur sans votre consentement» d'Eleanor Roosevelt, et je l'ai lu avant de partir... et pendant toute ma journée d'entretien là-bas je me suis souvenue de cette phrase et elle m'a en un sens portée, soutenue, et redonné de l'énergie quand j'avais envie de tout laisser tomber.

et ce soir, toronto vient de m'offrir le boulot!

Alcib a dit…

Wowww ! Félicitations, Miss Lulu ! Quelle bonne nouvelle ! Tes souhaits se réalisent... tu vois : tu mènes une bonne vie et la vie est bonne avec toi ;o)
Et finalement, Toronto, ce n'est pas si loin de Montréal ; j'ai une soeur qui y habite et elle vient souvent à Montréal. Je suis vraiment très heureux pour toi.

Brigetoun a dit…

une chose dans le texte de Rilke. La solitude, l'acceptation de la finitude, le courage et l'union avec le monde dans toutes ses dimensions finit par vous rendre justement inapte à une de ces dimensions qui est les autres. A trop rester dans sa chambre on se connaît, mais on ne peut plus en sortir sans un effort dur et volontaire

Alcib a dit…

Oui, Brigetoun, vous avez sans doute raison. Je n'y avais pas particulièrement réfléchi sous cet angle. Il faut dire que j'ai peut-être tendance à aller trop spontanément, à penser aux autres ; or, ce retour à la solitude ne peux que m'être bénéfique car je sais que je ne serai jamais ce pur solitaire que risquerait de faire de moi l'enseignement de Rilke (et il ne l'était sans doute pas tant que ça lui-même). En tout, je crois qu'il faut chercher l'équilibre et surtout le degré de solitude qui nous convienne, qui suffise à recharger les accus, à replacer les choses en perspective et, si l'on est poète, par exemple, à donner le meilleur de soi... Les autres, c'est pour le sentiment, pour le partage, pour la solidarité ; mais on ne peut partager si l'on n'a rien, si l'on n'est rien : le poète devient quelque chose et quelqu'un dans ses moments de solitude et de créativité. Et n'est-on pas tous poète, chacun à sa manière ?

Beo a dit…

J'ai bien lu -malgré ma grande fatigue- qu'une certaine Miss Lulu a eu un poste à Toronto/Canada?

Ces pensées qui nous frappent plus que d'autres sont bien magique finalement ;-D

Anonyme a dit…

J'ai relu l'année dernière avec bonheur ces lettres à un jeune poète. Grande grâce dans l'écriture et le propos. En écho à ton billet précédent, voici ce qu'écrit Rilke le 14 mai 1904 :
La jeune fille et la femme, dans l'épanouissment qui est le leur, n'imiteront qu'un temps les bonnes et les mauvaise manières des hommes et n'adopteront qu'un temps leurs métiers. [...]Un jour (à présent dans les pays nordiques, des signes indéniables en sont déjà la manifesation éclatante), un jour seront là la jeune fille et la femme dont le nom ne marquera plus seulement l'opposition au masculin, et aura une signification propre, qui n'évoquera ni complément ni frontière, simplement vie et existence : l'être humain dans sa féminité....

Anonyme a dit…

Quelle pointure, Rilke... mais je préfère pour ma part les "Elégies de Duino". Fortes... si fortes...

Anonyme a dit…

Ces lettres à un jeune poète traversent, imperturbables, les âges. Il y a donc de l'intemporel et de l'universel en elles. Je les ai lues il y a quelques années. Merci de les refaire surgir, ô "Hasard" du blog. La soltitude n'est pas une triste condition, ou disons qu'elle a deux faces, comme tout ce qui procède de la vision duelle. Le mot anglais "alone", seul, est plus éclairant, car en l'étirant aux deux côtés, on en retire "all one". Façon de suggérer que c'est au cœur de cette solitude que le lien avec les autres se fait le mieux. Tous un, unis. Je ne prône ni uniformité ni univers entre quatre murs, je pense simplement que c'est en ayant ce.. sentiment ? (raisonné ou non) en soi qu'on est le mieux dans l'échange avec les autres soi. Théo

Anonyme a dit…

On m'a souvent recommandé ce livre. Il va bien falloir que je le lise, une fois pour toutes ! Je suis sûr que j'y trouverais courage et inspiration.