Le dimanche 14 mai dernier,
jour de la
fête des Mères (ça me fait penser qu'il y a exactement quatre ans, ce quatre août, que ma mère est décédée), l'une de mes collègues, au retour d'un après-midi passé chez sa propre mère, trouvait sa maison rasée par les flammes. Et, étrange coïncidence, le jeune fils d'une autre collègue, qui est pompier dans une ville voisine, avait invité sa mère à manger au restaurant ce soir-là ; il n'a pu respecter son invitation car il a été appelé à combattre l'incendie d'une maison dont il ne connaissait pas les propriétaires mais qui était bien celle de la première collègue (faut-il préciser que ces deux collègues ne se connaissent pas, sauf de nom). Je m'amusais à taquiner cette collègue sinistrée en lui disant qu'elle mettait tant d'ardeur à tout ce qu'elle fait qu'il n'était pas étonnant que sa flamme se communique à la matière qui l'entoure.
La photo vient d'ici.
J'admire le sang-froid, le courage et le sens de l'organisation de cette femme qui, pas un instant, ne s'est laissée démonter par la situation. Le soir même, quelques minutes après avoir appris ce qui lui arrivait, elle m'appelait en s'inquiétant des notes pour le procès-verbal de la dernière réunion et du sceau de l'association, comme si c'était ce qu'il y avait de plus important... Elle a fait face à toutes les formalités avec un sens incroyable de l'organisation et de l'efficacité. Elle a fait les inventaires exigés par la compagnie d'assurance, évalué le prix du moindre objet à remplacer, du mobilier de la salle à manger qu'elle aimait à la boîte de cotons-tiges* qui se trouvait dans la salle de bain, en passant par les articles de cuisine, les vêtements, les ordinateurs, etc. Elle a commencé à courir les boutiques pour remplacer tout ce qui devait l'être (absolument tout, ou presque, car le toit de la maison s'est effondré sur tout ce qu'il y avait en dessous). Elle a dû se battre avec l'administration municipale pour obtenir le permis de reconstruction qu'on lui refusait et qu'on a fini par lui accorder « pour des raisons humanitaires » (la compagnie d'assurance assume les coûts de reconstruction, à condition que la maison soit reconstruite à l'identique). Ses efforts seront bientôt récompensés car elle prendra possession de sa nouvelle maison en septembre prochain, meublée et équipée à neuf...
Cette femme est une mine de renseignements et, que ce soit pour une question juridique, pour l'impression de papeterie ou pour l'achat d'un ouvre-boîte, je m'empresse de la consulter. Chaque fois que je prends de ses nouvelles, je lui pose de nombreuses questions qui me permettent de comprendre la façon dont les choses se passent dans ce monde d'adultes, de biens, de contrats, etc.
Sans l'appeler, car elle est en vacances, j'ai bien pensé à elle aujourd'hui...
Depuis que j'habite cet immeuble, j'ai souvent entendu les pompiers dans le quartier. Il y a quelques années, ils venaient à peu près deux fois par jour dans ma rue, sans doute parce qu'un étudiant de l'université McGill occupé sur Internet ou à parler avec sa maman, loin en Ontario ou aux États-Unis, avait oublié qu'il avait mis au four un plat surgelé... J'ai si souvent entendu les sirènes, pas celles qu'Ulysse aimait écouter, attaché au mât de son navire, pas celles de l'Odyssée, mais celles des camions qui annoncent l'eau d'ici qui jaillit des lances de nos pompiers ; je les entends passer à toute heure du jour, souvent tout près, sans leur prêter attention. D'autre part, le système d'alarme de l'immeuble a été, durant des années, si sensible qu'un peu d'humidité dans le système d'aération suffisait à déclencher l'alerte dans tout l'immeuble ; je ne me donnais pas la peine de réagir non plus, persuadé qu'il s'agissait à chaque fois d'une fausse alerte.
Ce matin, peu après neuf heures, j'ai entendu la sonnerie dans les couloirs de l'immeuble. Comme j'avais mal dormi à cause de la chaleur, j'étais encore au lit. Réveillé par la sonnerie, je me suis levé et j'ai commencé à préparer mon petit déjeuner. Normalement, quand le système d'alarme se déclenche, quelqu'un se rend au panneau de contrôle du rez-de-chaussée et, après s'être assuré qu'il n'y a pas d'incendie, il arrive à faire cesser l'alarme. Or ce matin, il me semblait que la personne n'y arrivait pas. Quand on a sonné à ma porte, je n'ai pas répondu car je me suis dit qu'on allait me demander de descendre pour expliquer comment arrêter la sonnerie : je n'avais pas pris mon petit déjeuner et je n'étais pas prêt à voir du monde. Mais au troisième appel chez moi, j'ai répondu ; on m'a intimé de descendre immédiatement car il y avait le feu dans l'immeuble.
Je me demande parfois ce que j'emporterais si jamais un incendie se déclenchait et que je devais quitter l'appartement en vitesse. Ce matin, j'y ai pensé durant trois secondes et je me suis dit : j'enfile un pantalon, je prends mes clés et je descends. Le fait de prendre ses clés n'est pas mauvais, mais il ne faut jamais verrouiller les portes car si les pompiers doivent vérifier s'il y a le feu dans un appartement, ils défonceront la porte et alors les clés ne seront plus d'aucune utilité.
J'habite au sixième étage. Il n'est évidemment pas question de prendre l'ascenseur qui, de toute façon, se bloque automatiquement dès que le système d'alarme est déclenché. Dans l'escalier, j'ai vite constaté qu'il y avait vraiment un incendie dans l'immeuble et que j'aurais peut-être dû prendre une serviette mouillée pour pouvoir respirer si la fumée était trop dense. C'est fou ce qui peut nous passer par la tête dans des moments comme ceux-là !
Arrivé à l'extérieur, j'ai vu que la plupart des voisins étaient là. Entre nous, nous avons commencé à dresser la liste des locataires pour savoir si tout le monde était descendu ; il en manquait quelques-uns, mais l'un était au travail, un autre en vacances... Il manquait toutefois la locataire de l'appartement en flammes, mais on nous a dit qu'elle n'avait pas dormi chez elle à cause de la chaleur ; elle est d'ailleurs arrivée quelques minutes plus tard, pour apprendre que tout ce qu'elle possédait était parti en fumée. Une nouvelle locataire, qui sera ma voisine (dans l'ancien appartement de mon ami l'acrobate), arrivait avec ses meubles : elle a dû attendre un peu... Les pompiers commençaient à arriver ; heureusement, car ce que l'on voyait du rez-de-chaussée ressemblait à ceci, au quatrième étage :
La photo vient d'ici.
Les pompiers ont fait éloigner tout le monde et ils ont commencé leur travail. On a vite vu les jets d'eau sortir par les fenêtre du quatrième, puis ce fut les fenêtres elles-mêmes, avec tout l'encadrement, qu'ils balancèrent au rez-de-chaussée. J'étais curieux de voir comment ils s'y prenaient, d'observer leur va-et-vient, le rôle de chacun...
J'étais surtout fasciné par l'un d'eux, le premier qui m'ait adressé la parole et à qui j'ai eu l'occasion de parler à plusieurs reprises car je me tenais près de lui, à la limite de zone interdite. Il n'avait pas trente ans ; il était beau, avec un immense sourire à rendre jalouses les starlettes qui annoncent les dentifrices ou les languettes pour blanchir les dents. Il était responsable de la grande échelle, qu'il a déployée pour se rendre, si nécessaire, sur le toit, sept étages plus haut. Comme le foyer d'incendie était au quatrième et que la structure et les planchers de l'immeuble sont en béton, il n'a pas eu besoin de grimper dans son échelle. Tant mieux : il pouvait poser fièrement sur son rutilant camion et rester près de moi.
Les uniformes, en général, et ceux des pompiers en particulier, ne font pas partie de mes fantasmes, si jamais j'en avais. Le fantasme à l'égard des pompiers doit d'ailleurs varier d'un individu à l'autre : si l'uniforme en attire certains, c'est peut-être l'image du sauveur qui en excite d'autres ; le jeu avec la flamme est sûrement très évocateur pour certains, alors que le boyau, la lance, le jet d'eau doivent en émoustiller plusieurs... Il faisait son travail sérieusement : sur son immense camion bien stabilisé, ou à côté, il surveillait son échelle au cas où il faudrait y monter, mais il avait un peu de temps pour nous parler. Apercevant l'une de mes jeunes voisines qui était pieds nus, il lui a demandé le numéro de son appartement pour aller lui chercher ses chaussures (si j'avais su, je n'aurais pas enfilé mes sandales avant de descendre). Bref, même quand l'immeuble est en flammes, ça n'empêche pas de voir que les pompiers peuvent être beaux et séduisants... Quand, avant de quitter les lieux, le mien a enlevé sa tenue de pompier, il avait l'air d'un étudiant en vacances : tee-shirt (ou gaminet)
pistache et short noir...
« À quelque chose malheur est bon. » Outre ce pompier, que je n'oublierai jamais (j'ai regretté de ne pas avoir descendu mon appareil photo - j'y avais tout de même pensé ; surtout que les pompiers ne se font généralement pas prier quand il s'agit de les prendre en photo), ce que je retiendrai de cette journée, c'est l'incroyable solidarité qui a suivi, environ trois heures après l'alerte, le départ des pompiers et l'autorisation de regagner nos appartements. Les pertes matérielles sont assez limitées ; un seul appartement est à refaire au complet et tout ce que la locataire a pu obtenir des pompiers, c'est une petite boîte de médicaments qu'elle aura sûrement demandé au pharmacien de remplacer ; quelques portes défoncées, un grand ménage à faire à certains endroits, l'entrée de l'immeuble qu'il faudra rafraîchir... J'ai à peine eu le temps de monter à l'appartement et de me préparer un litre de thé noir que l'on sonnait chez moi pour me demander si je voulais participer à une réunion de crise que l'on allait tenir immédiatement. Je me suis versé une grande tasse de thé et je suis redescendu, avec ma tasse. Autour d'une grande table sur laquelle on avait mis du café et des muffins, nous étions une vingtaine à faire le point sur la situation, à faire la liste de ce qu'il y avait à faire, à se répartir les tâches. En quelques minutes, tout était décidé et, un peu plus tard, tous les dégâts étaient nettoyés au rez-de-chaussée (châssis calcinés, morceaux de vitres répandus sur plusieurs mètres carrés) et quelques personnes s'affairaient à joindre le représentant de la compagnie d'assurance et les entrepreneurs ; d'autres allaient s'assurer que tout le monde allait bien, que les personnes âgées n'étaient pas trop affectées par cet événement qui les a tirées du lit ou fait sortir de chez elles trop tôt...
Comme je n'avais pas la tête à travailler, j'ai pris congé (partiellement) : j'ai appelé un client à qui je devais rendre compte de l'évolution du travail et nous nous sommes entendus sur un échéancier révisé. Puis j'ai confié du travail à un jeune homme bien que je n'ai encore jamais rencontré en personne, un Français venu terminer ses études au Québec et qui a décidé d'y rester, dont j'ai fait la connaissance sur
Internet il y a quelques mois déjà...
Après avoir réglé ces affaires, je me suis senti un peu soulagé. Et comme j'avais passé une partie de l'après-midi à tenir, au téléphone ou face à face, des conversations avec plusieurs personnes, je me suis senti redevenir plus humain. Quand une vieille chanson française entendue par hasard m'a fait monter aux yeux quelques larmes, je me suis rendu compte que tout n'était pas perdu. Pour voir, il faut savoir regarder : Shakespeare disait du regard qu'il est le lait de la tendresse humaine. Le regard sur les autres sera d'autant plus tendre que l'on aura su voir en soi d'abord (ou simultanément)... Si des fumerolles s'échappent du vieux volcan enfoui dans ma poitrine, c'est qu'il est encore en activité.
*Coton-tige est une marque déposée. Au Québec, on ajoute MD, pour « marque déposée », si la marque est enregistrée selon la loi canadienne. Si la marque est enregistrée aux États-Unis, on l'indiquera par le signe ®. La France n'a pas de signe particulier, semble-t-il, pour indiquer qu'une marque est enregistrée. Et il y a toutes les variantes au sujet de la « marque de commerce », qui n'est pas enregistrée, que l'on désigne par MC au Québec et par ™ en anglais... La marque de commerce n'est pas nécessairement enregistrée officiellement, mais l'usage reconnu d'un nom peut constituer en soi une forme de droit acquis... Toutes ces nuances font vivre de nombreux bureaux d'avocats spécialisés en droit commercial...
- L'expression être tout feu tout flamme s'écrit au singulier, sans virgule.
- En flammes s'écrit au pluriel.