N'ayant pas eu la chance, au cours de mon enfance ou de mon adolescence, de découvrir l'univers des Mille et une nuits, l'Irak ne signifiait rien d'autre pour moi qu'un pays lointain où je ne mettrais sans doute jamais les pieds. Ni la vie des dames de Bagdad, ni le pouvoir du sultan, ni les aspirations au califat, ni le quotidien du grand vizir n'ont occupé mon imagination. J'ai à peine entendu les noms de Sinbad le marin et d'Ali Baba ; grâce aux dessins animés, j'ai un peu connu Aladin et sa lampe magique, mais je n'aurais jamais pensé l'associer à Bagdad.
Le nom de l'Irak a commencé à faire partie de mon quotidien en 1991, au cours de la guerre du Golfe, à la suite de l'invasion du Koweit par Saddam Hussein. Et, plus récemment, en mars-avril 2003, quand une coalition menée par les États-Unis a envahi l'Irak et provoqué la chute du régime de Saddam.
À l'automne 2000, j'ai toutefois commencé à connaître un peu quelques Irakiens installés à Montréal. Il y a un café près de chez moi où j'avais eu l'occasion d'arrêter quelquefois, sans plus ; le plus souvent, c'était en vitesse, pour y saluer un voisin ou une voisine qui y prenait un café. Puis, à l'automne 2000, je me suis mis à y aller régulièrement, pratiquement tous les soirs. C'est qu'en m'abonnant à Internet, j'étais tombé par hasard sur un salon de clavardage qui est immédiatement devenu pour moi un lieu de fraternité ; je pouvais y passer des heures chaque soir. Pour me forcer à faire une pause d'Internet et de clavardage, j'annonçais à mes amis lointains que je devais aller manger ; en fait, je partais avec un livre et j'allais m'asseoir à l'un des trois cafés du coin, celui tenu par des Irakiens.
La force et le goût du café que l'on y servait étaient très variables ; de toute évidence, les propriétaires et les employés n'étaient pas des buveurs de café et, si incroyable que cela puisse être pour un établissement qui s'annonce comme un café, la boisson qui porte ce nom n'y était pas toujours recommandable. Ce que j'aimais toutefois de cet endroit, à cette époque, c'est qu'il était à la fois calme et animé. J'aimais m'asseoir le long des grandes fenêtres et me plonger dans un livre en sirotant un grand café filtre tout en gardant un oeil sur le spectacle de la rue. Je sentais toutefois qu'autour de moi il y avait souvent pas mal d'activité : des étudiants travaillaient, seuls ou en groupe, des joueurs d'échecs étaient concentrés sur leur jeu sous le regard de ceux qui attendaient leur tour, etc. La plupart du temps, ma voisine d'appartement y était, plongée elle aussi dans sa lecture ; puis, à un certain moment, nous refermions nos livres et nous commencions à nous parler, jusqu'au moment de partir, ensemble ou l'un après l'autre. Avec ma voisine, nous avions convaincu les propriétaires de mettre de la musique classique au lieu de la tonitruante radio anglophone, ce qu'ils ont fait et maintenu, encore aujourd'hui. Ce que j'aimais aussi de cet endroit, c'est qu'il rassemblait des Arabes, des Juifs, des Allemands, des Anglais, des Français, des Chrétiens, des Musulmans, des anglophones, des francophones et des allophones, des noirs, des blancs, des jaunes, des métis, etc. ; tout le monde y fraternisait sans discrimination. J'y ai vu des personnalités, des artistes, des écrivains...
Mais le propriétaire a la mauvaise habitude de vouloir tout changer tout le temps. Un soir, quand je suis arrivé, il avait transformé l'espace en modidiant la disposition des tables, des banquettes, des chaises ; il m'a demandé si j'aimais le nouvel espace et je lui ai répondu spontanément : non ! Il a alors ajouté : « C'est pour les étudiants » (je devais comprendre : pour permettre aux étudiants de travailler en groupe) ; je lui ai répliqué que je n'étais pas étudiant et que j'aimais pouvoir m'asseoir le long d'une fenêtre plutôt que face au mur ou carrément face à la fenêtre. J'ai cessé d'y aller durant quelques jours, le temps qu'il se rende compte que son idée n'était pas géniale. Il n'a cependant pas cessé de vouloir transformer l'endroit, faisant peu à peu fuir les clients réguliers. J'ai définitivement cessé d'y aller il y a deux ans, peut-être. Quand je passe devant, plusieurs fois par jour, je ne peux m'empêcher de penser à l'Irak car ce café qui fut d'abord beau et sympathique est désormais toujours en chantier et, à part deux ou trois étudiants trop heureux d'y trouver un peu de solitude, contrairement aux deux autres cafés toujours bondés, il est pratiquement toujours désert. Je ne peux m'empêcher de penser avec regret à ce qu'il fut pendant un certain temps et aux nombreuses heures agréables et enrichissantes que j'y ai connues.
Parmi les personnalités qu'il m'est arrivé d'y croiser à quelques reprises, et que je continue de croiser dans le quartier, il y a l'écrivain québécois Naïm Kattan. Né à Bagdad le 26 août 1928, Naïm Kattan vit au Québec depuis 1954. Il a enseigné la littérature à l'université McGill et reste un chroniqueur du journal Le Devoir. J'ai appris hier que l'Académie française vient d'attribuer à Naïm Kattan le prix Hervé-Deluen 2007, créé en 2007 pour récompenser la contribution exceptionnelle à la défense ou à la promotion du français comme langue internationale. Naïm Kattan, qui a commencé à écrire en arabe, sa langue maternelle, se dit très ému de recevoir ce prix que l'Académie remet pour la première fois.
P.-S. : Je remarque avec plaisir que l'Institut de France, « le Parlement des Savants » qui regroupe les cinq Académies, propose qu'on lui écrive par « courriel » (mot québécois) plutôt que par l'horrible « mail » (si répandu en France). En écrivant ces derniers mots, je me résigne d'avance à ne plus recevoir de messages électroniques de mes amis français.
Le nom de l'Irak a commencé à faire partie de mon quotidien en 1991, au cours de la guerre du Golfe, à la suite de l'invasion du Koweit par Saddam Hussein. Et, plus récemment, en mars-avril 2003, quand une coalition menée par les États-Unis a envahi l'Irak et provoqué la chute du régime de Saddam.
À l'automne 2000, j'ai toutefois commencé à connaître un peu quelques Irakiens installés à Montréal. Il y a un café près de chez moi où j'avais eu l'occasion d'arrêter quelquefois, sans plus ; le plus souvent, c'était en vitesse, pour y saluer un voisin ou une voisine qui y prenait un café. Puis, à l'automne 2000, je me suis mis à y aller régulièrement, pratiquement tous les soirs. C'est qu'en m'abonnant à Internet, j'étais tombé par hasard sur un salon de clavardage qui est immédiatement devenu pour moi un lieu de fraternité ; je pouvais y passer des heures chaque soir. Pour me forcer à faire une pause d'Internet et de clavardage, j'annonçais à mes amis lointains que je devais aller manger ; en fait, je partais avec un livre et j'allais m'asseoir à l'un des trois cafés du coin, celui tenu par des Irakiens.
La force et le goût du café que l'on y servait étaient très variables ; de toute évidence, les propriétaires et les employés n'étaient pas des buveurs de café et, si incroyable que cela puisse être pour un établissement qui s'annonce comme un café, la boisson qui porte ce nom n'y était pas toujours recommandable. Ce que j'aimais toutefois de cet endroit, à cette époque, c'est qu'il était à la fois calme et animé. J'aimais m'asseoir le long des grandes fenêtres et me plonger dans un livre en sirotant un grand café filtre tout en gardant un oeil sur le spectacle de la rue. Je sentais toutefois qu'autour de moi il y avait souvent pas mal d'activité : des étudiants travaillaient, seuls ou en groupe, des joueurs d'échecs étaient concentrés sur leur jeu sous le regard de ceux qui attendaient leur tour, etc. La plupart du temps, ma voisine d'appartement y était, plongée elle aussi dans sa lecture ; puis, à un certain moment, nous refermions nos livres et nous commencions à nous parler, jusqu'au moment de partir, ensemble ou l'un après l'autre. Avec ma voisine, nous avions convaincu les propriétaires de mettre de la musique classique au lieu de la tonitruante radio anglophone, ce qu'ils ont fait et maintenu, encore aujourd'hui. Ce que j'aimais aussi de cet endroit, c'est qu'il rassemblait des Arabes, des Juifs, des Allemands, des Anglais, des Français, des Chrétiens, des Musulmans, des anglophones, des francophones et des allophones, des noirs, des blancs, des jaunes, des métis, etc. ; tout le monde y fraternisait sans discrimination. J'y ai vu des personnalités, des artistes, des écrivains...
Mais le propriétaire a la mauvaise habitude de vouloir tout changer tout le temps. Un soir, quand je suis arrivé, il avait transformé l'espace en modidiant la disposition des tables, des banquettes, des chaises ; il m'a demandé si j'aimais le nouvel espace et je lui ai répondu spontanément : non ! Il a alors ajouté : « C'est pour les étudiants » (je devais comprendre : pour permettre aux étudiants de travailler en groupe) ; je lui ai répliqué que je n'étais pas étudiant et que j'aimais pouvoir m'asseoir le long d'une fenêtre plutôt que face au mur ou carrément face à la fenêtre. J'ai cessé d'y aller durant quelques jours, le temps qu'il se rende compte que son idée n'était pas géniale. Il n'a cependant pas cessé de vouloir transformer l'endroit, faisant peu à peu fuir les clients réguliers. J'ai définitivement cessé d'y aller il y a deux ans, peut-être. Quand je passe devant, plusieurs fois par jour, je ne peux m'empêcher de penser à l'Irak car ce café qui fut d'abord beau et sympathique est désormais toujours en chantier et, à part deux ou trois étudiants trop heureux d'y trouver un peu de solitude, contrairement aux deux autres cafés toujours bondés, il est pratiquement toujours désert. Je ne peux m'empêcher de penser avec regret à ce qu'il fut pendant un certain temps et aux nombreuses heures agréables et enrichissantes que j'y ai connues.
Parmi les personnalités qu'il m'est arrivé d'y croiser à quelques reprises, et que je continue de croiser dans le quartier, il y a l'écrivain québécois Naïm Kattan. Né à Bagdad le 26 août 1928, Naïm Kattan vit au Québec depuis 1954. Il a enseigné la littérature à l'université McGill et reste un chroniqueur du journal Le Devoir. J'ai appris hier que l'Académie française vient d'attribuer à Naïm Kattan le prix Hervé-Deluen 2007, créé en 2007 pour récompenser la contribution exceptionnelle à la défense ou à la promotion du français comme langue internationale. Naïm Kattan, qui a commencé à écrire en arabe, sa langue maternelle, se dit très ému de recevoir ce prix que l'Académie remet pour la première fois.
P.-S. : Je remarque avec plaisir que l'Institut de France, « le Parlement des Savants » qui regroupe les cinq Académies, propose qu'on lui écrive par « courriel » (mot québécois) plutôt que par l'horrible « mail » (si répandu en France). En écrivant ces derniers mots, je me résigne d'avance à ne plus recevoir de messages électroniques de mes amis français.
6 commentaires:
J'aime vraiment la façon que tu as de nous mener petit à petit vers ce qui t'a donné l'idée du sujet du billet. C'est fait avec grand art.
En ce qui concerne ton post-scriptum, autant je suis favorable à une utilisation la plus réduite possible des mots anglais, autant j'ai du mal à remplacer mail par courriel. Ce que je n'utiliserai JAMAIS par contre, c'est le mot mèl que l'Académie Française avait inventé. Echec total (et tant mieux) parce que qu'est-ce que c'est moche un mot anglais francisé !
Par contre l'Académie gnagna a rejeté l'utilisation du terme pourriel au sujet des spams... pfffft!
Vraiment dommage que cette manie du changement aie fait fuir les habitués de ce café qui avait l'air charmant!
J'aime beaucoup cette chronique un peu nostalgique d'un habitué de café. Ça donne une atmosphère d'écrivain, d'allure proustienne mais plus éveillée et touchante.
Personnellement je trouve très adéquat le terme «courriel» ou «couriel». Idem pour «fin de semaine» et «magasinage» etc. Et pour ce qui est de l'Académie très française, je suggère de lire tous les commentaires juteux qu'a pu écrire San-Antonio(Frédéric Dart) à ce sujet. Ça détend l'esprit... et la rate :-)
J’ai découvert l’Irak comme adolescent je découvrais le monde : à travers les livres… Insérant à chaque fois entre les pages une carte ou une image en rapport avec ce que je venais de lire… Mes lectures duraient des jours et mes livres finissaient déformés par tant billets ajoutés. Il m’arrive encore de procéder ainsi.
Pour l’Irak se fut le roman d’Agatha Christie : Meurtre en Mésopotamie que je lisais dans le bus me ramenant du Lycée à la maison. Bus, qui comme ton café était pour moi une fenêtre par laquelle voyageait mon esprit au fil des paysages.
il est des français qui ont sauté avec joie sur cette jolie trouvaille et se la sont appropriée (courriel par l'Irak !)
Désolé pour l'Institut de France.
Alcib, je viens de découvrir que j'avais mal lu ton P.S. et je tiens à m'excuser pour avoir déblatéré trop vite contre l'Académie. Quand même, j'aime beaucoup les envolées de San-Antonio.
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