lundi 22 mai 2006
Éros enfant
Cette tête d'Éros enfant me rappelle un souvenir lointain, tragique et beau à la fois dans la synchronicité des événements...
Il y a plusieurs années, comme si c'était pour moi dans une autre vie, j'habitais avec quelqu'un d'un peu plus âgé que moi. Nous venions d'aménager, à Montréal, dans un grand appartement rempli de tableaux, de livres, de quelques antiquités, de belle vaisselle, de cristal et d'argenterie. J'étais revenu d'un premier séjour à Paris et je venais de commencer des études universitaires en lettres et en linguistique et de commencer à faire de l'action politique.
Mon ami et moi avions vu dans le catalogue d'une galerie californienne une tête d'Éros enfant qui nous avait séduit par sa beauté. Nous avions décidé de nous offrir pour Noël une copie de cette sculpture et nous l'avions commandée par la poste. La commande ayant été passée en septembre ou octobre, nous étions persuadés que la scuplture en question nous parviendrait à temps pour Noël. Je ne sais plus trop ce qui s'est passé, mais le colis n'arrivait toujours pas et l'échange de correspondance entre la galerie et nous a duré plusieurs mois.
Quelques jours avant Noël, nous avons reçu un appel téléphonique d'une amie effondrée : le sens de sa vie venait de disparaître. Cinq ans plus tôt, cette femme avait donné naissance à un superbe garçon qu'elle avait baptisé Philippe. C'était son premier, son unique enfant, né alors qu'elle avait déjà cinquante ans. Philippe était beau comme un dieu et, évidemment, il prenait dans la vie de ce couple la place royale.
Cette année-là, Philippe allait avoir six ans et sa mère avait décidé de lui organiser une vraie belle fête de Noël. Son mari était mort dans son sommeil un an plus tôt ; en rentrant de la campagne un jour, elle l'avait trouvé dans son lit « dormant d'une drôle de façon », selon les mots du petit Philippe. Un an après, en compagnie de Philippe, elle était donc partie à la maison de campagne, le dimanche d'avant, pour mettre de l'ordre et commencer à installer les décorations. Au moment de quitter la campagne pour revenir à Montréal, ils étaient déjà assis dans la voiture quand elle s'est rendu compte qu'elle oubliait dans la maison quelque chose qu'elle devait rapporter à Montréal ; elle est descendue de la voiture deux minutes en demandant à Philippe de ne pas bouger. Or, quand elle est revenue à la voiture, Philippe n'y était plus ; le temps de se retourner, elle l'a vu marcher sur la rivière puis... la glace s'est effondrée et Philippe a disparu.
On ne l'a pas retrouvé et nous, qui attendions pour Noël la reproduction d'une oeuvre d'art représentant une tête d'enfant, apprenions plutôt la disparition du plus beau petit bonhomme que nous connaissions, la prunelle des yeux de cette amie, l'amour, la joie, le sens à sa vie. Inutile de dire que cette femme faillit devenir folle. Elle ne s'est jamais pardonné ces deux minutes où elle a laissé l'enfant seul sur la banquette avant de la voiture...
Noël est passé, puis l'hiver ; on n'avait toujours pas retrouvé le corps de l'enfant, ni reçu la reproduction du bel Éros.
Un jour de mars, le téléphone a sonné : c'était l'amie en question qui nous annonçait qu'on avait enfin retrouvé le corps de Philippe ; elle pourrait enfin faire le deuil de son jeune dieu. Étrangement, ce même jour, un colis arriva par la poste : la reproduction de cette tête d'Éros enfant.
J'ignore comment il faut interpréter la synchronicité de ces événements. J'ai perdu depuis longtemps la trace de cette amie, qui est probablement décédée aussi. Mais je ne pourrai jamais voir une image d'Éros enfant, et Dieu sait que j'adore cette forme d'art, sans penser à ce petit Philippe.
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5 commentaires:
Quelle étrange et cruelle histoire... La vie et la mort s'y mêlent de façon presque surnaturelle.
Merci de ce commentaire, Samantdi ! Tu es la première à commenter ce billet que je viens seulement de mettre en ligne et, crois-moi, c'est en pensant à toi que je l'ai rédigé, je ne saurais dire pourquoi.
Je n'ai pas essayé d'écrire une belle histoire comme tu sais si bien nous en raconter, celle de cette jeune fille que tu connais bien et de sa maman, par exemple...
Je n'ai fait qu'évoquer là un souvenir qui ne m'a jamais quitté. Cruelle histoire, en effet. Et je n'invente rien ; je n'ai même pas tenté d'arranger les choses ; les événements sont vraiment arrivés selon cette chronologie.
mais Alcib sort du bois avec d'un coup de beaux textes. Oui beau texte même si l'histoire est atroce. Est elle arrivée à être autre chose qu'un zombie ?
Merci du compliment, Brigetoun ; je serais déjà heureux de sortir du bois, simplement ;o) D'ailleurs, le prochain billet s'intitulera « Un homme heureux » ;o)
Non, hélas, je crains que cette femme n'a plus été qu'un zombie, malgré les distractions qu'elle a essayé de s'accorder. Elle a tout vendu un jour, est partie vivre à Paris. J'ai appris quelques années plus tard qu'elle avait pris un bel appartement près du Musée des Beaux-arts, à Montréal, qu'elle s'était fait un jeune amant ; j'espère que cela aura pu mettre un peu de baume sur sa souffrance qui, selon moi, n'a jamais vraiment dû la quitter.
Merci Telle, de cette première visite (du moins annoncée) et bienvenue.
En effet, même si elle a fait semblant de vivre en s'étourdissant le plus possible pour essayer de retrouver un peu de « légèreté », j'imagine qu'elle a dû se persuader que les dieux lui en voudraient jusqu'à sa mort et... au-delà.
Quant à moi, je n'oublierai jamais la douleur de cette femme ; quand j'apprends d'autres tragédies humaines, c'est souvent à elle que je pense d'abord, comme pour mieux mesurer l'importance de la souffrance...
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