J'habite à droite de cet immeuble du centre,
sous la plus basse branche du conifère au premier plan, pourrait-on dire,
juste au pied du mont Royal, au sud du parc Jeanne-Mance.Il y a une dizaine d'années, l'organisme où je travaillais avait accueilli un étudiant, que j'appellerai William, venu faire un stage de fin d'études. Quelques mois plus tard, un autre collègue a dû s'absenter durant près d'un an pour subir des opérations aux hanches et poursuivre sa réadaptation ; nous avions alors fait appel à William, maintenant diplômé, pour remplacer le collègue en convalescence. Même si nous étions tous très autonomes dans nos fonctions, nous avions décidé, William et moi, de travailler ensemble pour animer certaines rencontres avec des groupes de clients ; la chimie qui s'est installée est vite devenue très stimulante. Sur le plan professionnel, il apportait des techniques nouvelles, un regard neuf, alors que j'avais l'expérience, l'aisance, un peu de culture, etc. ; nous avions le même goût du jeu dans la communication.
Nous sommes vite devenus amis et, sous le regard amusé de toute l'équipe de travail, absolument inséparables ; au restaurant, par exemple, nous étions toujours assis l'un à côté de l'autre ou l'un en face de l'autre : ce n'était pas une règle écrite, mais chacun savait qu'il ne fallait pas l'enfreindre. William était en couple depuis quelques années avec une charmante jeune fille ; je les ai invités à dîner ensemble et nous nous sommes revus à quelques reprises. Mais quelques mois plus tard, la jeune femme devint amoureuse d'un ami de William et et partit vivre avec lui, laissant William seul avec sa peine. En tant qu'ami, j'essayai bien de le distraire et de le consoler, mais arrive-t-on jamais à consoler quelqu'un ? Je crois plutôt que c'est une question de cheminement intérieur et de temps... N'attendez pas de détails croustillants ; notre amitié resta de l'amitié ; certains l'appelleraient peut-être une « amitié particulière », mais elle resta de l'amitié.
Nous ne nous voyons plus beaucoup ; la dernière fois que je lui ai parlé, c'était le 25 avril, pour son anniversaire. Ces dernières années, il a commencé à écrire et à publier des livres, à donner des conférences et à vendre des disques de ses conférences ; sa nouvelle compagne gère ses contrats et son agenda. Il publie chaque semaine une infolettre ; le sujet de l'infolettre de cette semaine était « Vivez plus vieux en cessant de vous prendre au sérieux ». En lisant ce titre, j'ai éclaté de rire et j'ai immédiatement envoyé un courriel à William, lui demandant s'il me visait
personnellement avec le titre de ce bulletin. Je n'ai pas encore reçu de réponse de sa part, mais je suis absolument certain que lorsqu'il lira mon message, il éclatera d'un rire énorme, sonore comme une fontaine italienne...

Depuis que j'ai appris à lire, à lire vraiment en appréciant les livres que je lisais, j'aime la Grèce. Cet amour me vient d'abord du roman de Roger Peyrefitte,
Les amitiés particulières, et de tous les autres qu'il publia par la suite, sans oublier son énorme et incontournable trilogie sur Alexandre le Grand, son héros. Au début, ce n'était qu'un intérêt intellectuel ; puis j'ai connu des gens d'origine grecque, puis les restaurants, la musique, surtout la musique traditionnelle ; puis j'ai découvert les livres sur l'antiquité, les reproductions d'oeuvres d'art, puis la section du musée du Louvre consacrée à la Grèce ancienne. Bien sûr, j'ai exploré certains auteurs anciens, certaines oeuvres. Quand, le 5 août 2000, j'ai eu besoin de choisir un pseudonyme pour naviguer sur Internet, il était clair que ce pseudonyme serait grec... Puis je me suis fait des amis (Loupiot, Poeri, Tramaque, ...) qui, de nationalité française, sont des Grecs de coeur et d'esprit. Malgré tout, je ne suis encore jamais allé en Grèce moi-même. Mais ces dernières années, durant l'été, je fais des cures d'immersion grecque : je lis des livres qui parlent de la Grèce (Jacqueline de Romilly, Jacques Lacarrière, ...) et j'écoute la musique traditionnelle et le rebetiko, mais aussi du Mikis Teodorakis, puis Melina Mercouri, Angelique Ionatos, Agnès Baltsa... Et puis, au moins une fois durant l'été, je vais m'asseoir à la terrasse d'un restaurant grec pour manger des calamars grillés ; même si le goût des plats n'a sûrement plus grand chose de grec, le menu est en grec et il y a parfois de la musique grecque. C'est ce que j'ai fait cet après-midi ; j'aurais dû rester chez moi pour travailler, mais il faisait trop beau et j'avais envie de m'évader. Je suis parti à vélo et, durant quelques heures, j'étais à la fois en Grèce et beaucoup en Provence où je voudrais tellement pouvoir m'asseoir à une terrasse et écouter la voix de Poeri...

En sortant du restaurant, je suis reparti à vélo et je suis allé marcher sur le mont Royal. À défaut de pouvoir aller à la campagne, les sentiers boisés du mont Royal me permettent d'échapper un moment à la frénésie urbaine. J'en profite pour ne penser à rien, pour faire des projets d'avenir ou pour me laisser aller à des rêveries sans but, pour dialoguer avec les écureuils ou observer des oiseaux que je ne vois nulle part ailleurs... Je suis donc resté plus d'une heure et demie, appuyé contre un arbre ou à marcher dans les sentiers.
Quand j'ai ouvert la porte de l'appartement, je me suis dit qu'on avait sûrement essayé de me joindre. Un coup d'oeil rapide sur l'afficheur téléphonique m'a confirmé qu'il y avait eu plusieurs appels, mais je n'ai reconnu personne ni aucun des numéros. Il y avait toutefois un message sur le répondeur et, je ne sais pourquoi, j'avais l'intuition que ce message venait de France. En effet, c'était un message de Guillaume, un charmant garçon de Versailles qui, il y a cinq ans, avait eu la générosité de m'héberger durant quelques jours dans son tout nouvel appartement ; puis, la veille de mon retour, nous avions exploré ensemble les jardins de Versailles (le château étant fermé en raison de l'une des très rares grèves en France) ; Sébastien, le plus charmant des Français d'origine portugaise, était venu nous rejoindre devant la statue équestre de Louis XIV et, tous trois (sans la statue), nous étions allés manger une crêpe... bretonne.

Après avoir rédigé ce qui précède, j'allais me déshabiller pour mettre une tenue d'intérieur plus confortable ; j'étais dans ma chambre et je venais d'enlever mes chaussures quand le téléphone a sonné. J'ai eu le temps de voir sur l'afficheur le numéro et le nom de Hugo, qui fut mon voisin immédiat et ami durant cinq ans et qui, il y a un an, allait vivre à Las Vegas où il travaille comme acrobate dans l'un des spectacles du Cirque du Soleil. Il est venu assister aux funérailles de l'une de ses grands-mères, à Québec, et il est de passage à Montréal durant quelques jours. Il arrivait de Québec au moment où il m'a téléphoné et m'a demandé si j'avais mangé ; nous nous sommes donné rendez-vous devant le restaurant chinois, près de chez moi, où nous avons mangé si souvent ensemble durant cinq ans. Les propriétaires du restaurant l'ont reconnu, se souvenant même de ses plats préférés... Nous avons passé encore une très agréable fin de soirée autour d'un repas, à nous raconter les dernières nouvelles... Il a mûri un peu, embelli surtout, mais il est resté le charmant petit frère que j'aimerai toujours. Somme toute, cette journée s'est très bien déroulée et s'est terminée en tendresse et en beauté...