lundi 21 novembre 2005

Jean de La Fontaine, rédacteur pigiste

Amis rédacteurs, qui cent fois par jour replongez la plume dans l'encrier, ne croyez pas que vous êtes les premières victimes des commanditaires exigeants, des donneurs d'ouvrage sans pitié. Vous qui avez appris par coeur les fables de La Fontaine, vous en avez sans doute conclu qu'il était plus difficile de mémoriser « La cigale et la fourmi » qu'il l'avait été pour Jean de La Fontaine de l'écrire. N'en croyez rien ; voici l'histoire de la composition de cette fable.

Eh bien ! Brainstormez maintenant !

Mercredi, 8 juin 1663, 15 h 30 – Le concepteur-rédacteur Jean de La Fontaine arrive au Château de Vaux. En retard, il gare son carrosse en double file. Son client, le surintendant Fouquet, l’attend.

Avant d’entrer dans la salle, Jean de la Fontaine se remet son projet de texte en mémoire. Il répond parfaitement au problème posé. Stratégie : prouver au lecteur que les poètes n’ont pas les pieds sur terre. Ton à employer : allégorie. Média : gazette grand public. Jean de La Fontaine se rassure. La cigale et la fourmi est pile dans la plaque. C’est très sûr de lui qu’il pénètre dans la salle de réunions du château.

Soudain, il déchante. Le surintendant n’est pas seul. Il est entouré d’un responsable des études, d’un directeur de marketing et d’un directeur de ventes. Par le passé, ces gens très érudits, très intelligents ont déjà modifié ses textes d’une manière très érudite, très intelligente mais très empoisonnante aussi. Chaque fois, les fables rafistolées par ces experts ont fait un bide. Jean de La Fontaine songe à tourner les talons, mais il songe aussi que son loyer lui coûte 70 louis par mois. Il reste.

Un peu tremblant, Jean de La Fontaine lit son titre : La cigale et la fourmi. Le directeur des ventes lève déjà les yeux au ciel. « Trop ciblé ! Cet insecte ne vit que dans le sud ! Je ne fais pas de création, mais je mettrais quelque chose comme grillon ou sauterelle… » Il est fier de sa sortie ; il jette un œil sur son patron. Il a tiré plus vite que les deux autres. Il ne vole pas son salaire. Vexé de ne pas avoir ouvert la bouche le premier, le directeur de marketing suggère de mettre abeille. Le responsable des études bondit comme un ressort et proteste : « Dans l’inconscient du public, abeille veut dire travailleuse obstinée privée de toute vie sexuelle. C’est négatif. » Le surintendant Fouquet suggère mouche. C’est selon lui plus quotidien, plus simple, plus vécu. On applaudit le patron. Nouveau titre : La mouche et la fourmi.

Comme on a repoussé son grillon et sa sauterelle, le directeur des ventes suggère de remplacer fourmi par coccinelle, qui est plus poétique selon lui. On trouve l’idée judicieuse. En secret, il voit la fable déjà imprimée et rêve de dire à sa femme : « C’est moi qui ai trouvé la moitié du titre. » On vote. Nouveau titre : La mouche et la coccinelle.

L’épreuve du titre passée, Jean de La Fontaine lit le démarrage de son projet de texte : « La mouche ayant chanté tout l’été, se trouva fort dépourvue quand la bise fut venue. » Le surintendant Fouquet l'interrompt aussitôt : « Une mouche ne chante pas. Je comprends que ça allait bien avec cigale, mais maintenant, il faut écrire : ayant bourdonné ». La Fontaine rature en pensant à son carrosse qu’il n’a pas fini de payer. Il reprend son manuscrit et relit : « La mouche ayant bourdonné tout l’été… » Le directeur des ventes le coupe encore : « Tout l’été est vague, mieux vaudrait dire du 21 juin au 22 septembre inclus ». Tout le brain-trust acquiesce. On relit : « La mouche ayant bourdonné du 21 juin au 22 septembre inclus se trouva fort dépourvue… » Le surintendant prend la parole. « Se trouve fort dépourvue est une belle tournure, mais trop élitiste. La bergère ne la comprendra pas. Il faut être beaucoup plus au ras des fleurs de lys, le peuple a besoin de style direct. Il faudrait écrire fut bien emmerdée. C’est certes un peu trivial, mais il ne faut pas perdre de vue les gens auxquels on s’adresse. »

« La mouche ayant bourdonné du 21 juin au 22 septembre inclus fut bien emmerdée quand la bise fut venue. » Le directeur des ventes se lève. « Bise est très bon, mais ça me fait peur. Les gens sont très premier degré. Ils ne comprendraient pas bise – vent du nord mais bise – un baiser. Il faudrait tester, mais il est déjà certain que le public interprétera que la mouche est emmerdée quand la bise arrive parce qu’elle est homosexuelle. Le français est d’ailleurs trop imprécis à propos de cet insecte. On écrit toujours la mouche et jamais le mouche. » Le directeur des études crie casse-cou. Le groupe frissonne. On revient de loin.

Jean de La Fontaine relit : « La mouche et la coccinelle. La mouche ayant bourdonné du 21 juin au 22 septembre inclus, fut bien emmerdée quand l’hiver arriva. » Les bravos fusent. Le directeur des ventes glisse à l’oreille du surintendant Fouquet que La Fontaine a un talent fou. Il a eu raison de faire appel à lui.

Sans le dire, Jean de La Fontaine a honte. Il trouve son texte plat, impersonnel et dépourvu d’impact. Il se tait cependant. Le crépi de sa maison doit être refait. Jean de La Fontaine fut peu après chassé de chez le surintendant Fouquet, car après les tests, le public jugea La mouche et la coccinelle plate, impersonnelle et dépourvue d’impact.

Dieu merci, cette histoire a trois cent dix-sept ans. Jamais on ne verrait ça au XXIe siècle !!!

P.S. Par la suite, ce grand publicitaire a connu la gloire comme pigiste : il a un jour ressorti la fable originale de ses fonds de tiroir et l’a vendue contre les droits de deuxième publication. Ainsi va l’histoire…

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Très drôle, et pourtant tellement vrai!
(j'ai travaillé avec une Directrice Marketing complètement idiote pendant des années... c'était épouvantable)

Anonyme a dit…

Coucou, je l'ai regardé en vitesse, il faudra du temps et du silence pour le lire à tête reposée, mais le peux que j'en ai lu m'a bien plus. Depuis je vis dans la terreur des fautes d'ortographes que je fais inevitablement...
C'est une tres bonne idée de l'avoir aéré de magnifiques photos, et merci de parler du "Eric" en début de journal.
J'ai bien pensé à en faire un, à defaut je remplis la catégorie photos
http://spaces.msn.com/members/eric10710/PersonalSpace.aspx?_c=
Il doit y avoir plus court et sans doute un blog intime demarra un jour...
Je t'embrasse bien fort, Eric, ton cousin de Paris ;)

Alcib a dit…

Merci, Éric ; j'irai regarder attentivement tes photos.
Quant à la peur des fautes d'orthographe, cette préoccupation t'honore. Mais elle ne doit pas non plus ralentir ta spontanéité et ta liberté d'expression ; souvent, la communication est plus importante que la rectitude orthographique (tout dépend du lieu : un ouvrage imprimé ne devrait contenir aucune faute, mais dans la conversation, la fluidité des propos est aussi importante que l'orthographe. Si on peut parler ou dialoguer par écrit sans faute en plus, tant mieux). Il faut éviter l'intransigeance de X., que tu connais ;o)

Anonyme a dit…

Texte bien connu des rédacteurs... Mais en 1991, on n'avait pas jugé nécessaire d'enfoncer (lourdement) le clou par un "jamais on ne verrait ça au XXè siècle" (ou "XXIè aujourd'hui). La phrase finale "heureusement, tout cela se passait...." avait une force assez formidable, que ce rajout "dégonfle" plutôt qu'il ne majore...
Emsi (MC, Marie...), ex rédactrice Cavia Bleu, Passin Directe, Manuel Noao...

Olivier a dit…

Ce Jean de la Fontaine a-t-il un quelconque lien avec Jimmy du Robinet, dont le nom fait tout de même un peu plus moderne?

Anonyme a dit…

Bien entendu, Olivier ! Ça coule de source.