jeudi 5 janvier 2006

La dernière classe

Je ne me souviens plus exactement à quel moment ni à quel âge on m'a fait lire pour la première fois ce conte d'Alphone Daudet, La dernière classe, mais une chose est claire : je ne l'ai jamais oublié depuis.
Je devais être adolescent lors de cette première lecture et je devais me souvenir des rudimentaires cours d'histoire que j'avais reçus auparavant, qui m'avaient d'abord parlé de bataille des plaines d'Abraham, en 1760, à l'issue de laquelle le Canada est devenu une colonie anglaise ; des cours d'histoire qui m'avaient sans doute parlé aussi de la conquête de l'Alsace et de la Lorraine par les Allemands : c'est de cette conquête de 1870 dont il est question ici.
Il fut alors interdit aux Alsaciens de parler français. C'est sans doute cette interdiction de parler sa langue qui m'a ému au point de ne plus pouvoir lire ce texte sans avoir la gorge serrée et les larmes aux yeux, sans devoir m'interrompre à plusieurs reprises si j'essaie de le lire à haute voix. Déjà, adolescent, jai dû trouver terrible, absolument inhumain, que l'on interdise à des gens de parler leur propre langue. Car si la langue est un outil de communication, elle est aussi véhicule de toute une culture, d'une identité. La langue maternelle, c'est aussi fondamental que l'attachement à la mère et au sentiment d'appartenance à une communauté... Le Québécois que je suis, petit ilot francophone qui a de plus en plus conscience de l'immensité de l'océan anglophone qui l'entoure et contre l'envahissement duquel il doit défendre sa langue, a dû s'associer en pensée au malheur qui s'abattait sur le petit Alsacien dans la peau duquel s'est glissé Alphonse Daudet dans ce conte.
D'autre part, puisque ma mère, ma soeur enseignaient et qu'avec elles j'ai moi-même habité une « petite maison d'école » de campagne, je ne pouvais pas ne pas m'identifier aussi à ce pauvre instituteur, M. Hamel, qui devait ce jour-là donner sa dernière leçon de français avant de devoir quitter l'Alsace. Et puisque que telle devait être aussi ma vocation et qu'enfant je n'imaginais ma vie d'adulte qu'en enseignant aussi à des enfants plus ou moins curieux, plus ou moins négligents et inconscients de l'importance de bien apprendre sa grammaire, que je ne pouvais m'imaginer encore vivre ailleurs que dans une « maison d'école », j'anticipais sans doute un peu en éprouvant par procuration la douleur de devoir abandonner sa langue, l'enseignement, ses élèves, sa maison, son village...

« La dernière classe »
Alphone Daudet, Les contes du lundi

- Récit d'un petit Alsacien -

Ce matin-là, j'étais très en retard pour aller à l'école, et j'avais grand-peur d'être grondé, d'autant que M. Hamel nous avait dit qu'il nous interrogerait sur les participes, et je n'en savais pas le premier mot. Un moment l'idée me vint de manquer la classe et de prendre ma course à travers champs.
Le temps était si chaud, si clair !
On entendait les merles siffler à la lisière du bois, et dans le pré Rippert, derrière la scierie, les Prussiens qui faisaient l'exercice. Tout cela me tentait bien plus que la règle des participes ; mais j'eus la force de résister et je courus bien vite vers l'école.
En passant devant la mairie, je vis qu'il y avait du monde arrêté près du petit grillage aux affiches. Depuis deux ans, c'est de là que nous sont venues toutes les mauvaises nouvelles, les batailles perdues, les réquisitions, les ordres de la commandature ; et je passais sans m'arrêter :
« Qu'est-ce qu'il y a encore ? »
Alors, comme je traversais la place en courant, le forgeron Wachter, qui était là avec son apprenti en train de lire l'affiche, me cria :
— « Ne te dépêche pas tant, petit ; tu y arriveras toujours assez tôt à ton école ! »
Je crus qu'il se moquait de moi et j'entrai tout essoufflé dans la petite cour de M. Hamel.
D'ordinaire, au commencement de la classe, il se faisait un grand tapage qu'on entendait jusque dans la rue, les pupitres ouverts, fermés, les leçons qu'on répétait très haut tous ensemble en se bouchant les oreilles pour mieux comprendre, et la grosse règle du maître qui tapait sur les tables :
« Un peu de silence ! »
Je comptais sur tout ce train pour gagner mon banc sans être vu ; mais, justement ce jour-là, tout était tranquille comme un matin de dimanche. Par la fenêtre ouverte, je voyais mes camarades déjà rangés à leurs places, et M. Hamel, qui passait et repassait avec la terrible règle en fer sous le bras. Il fallut ouvrir la porte et entrer au milieu de ce grand calme. Vous pensez si j'étais rouge et si j'avais peur !
Eh bien, non. M. Hamel me regarda sans colère et me dit très doucement :
« Va vite à ta place, mon petit Frantz, nous allions commencer sans toi. »
J'enjambai le banc et je m'assis tout de suite à mon pupitre. Alors seulement, un peu remis de ma frayeur, je remarquai que notre maître avait sa belle redingote verte, son jabot plissé fin et la calotte de soie noire brodée qu'il ne mettait que les jours d'inspection ou de distribution de prix. Mais ce qui me surprit le plus, ce fut de voir au fond de la salle, sur les bancs qui restaient vides d'habitude, des gens du village assis et silencieux comme nous, le vieux Hauser avec son tricorne, l'ancien maire, l'ancien facteur, et puis d'autres personnes encore. Tout ce monde-là paraissait triste ; et Hauser avait apporté un vieil abécédaire, mangé aux bords, qu'il tenait grand ouvert sur ses genoux, avec ses grosses lunettes posées en travers des pages.
Pendant que je m'étonnais de tout cela, M. Hamel était monté dans sa chaire, et, de la même voix douce et grave dont il m'avait reçu, il nous dit :
« Mes enfants, c'est la dernière fois que je vous fais la classe. L'ordre est venu de Berlin de ne plus enseigner que l'allemand dans les écoles de l'Alsace et de la Lorraine... Le nouveau maître arrive demain. Aujourd'hui, c'est votre dernière leçon de français. Je vous prie d'être bien attentifs. »
Ces quelques paroles me bouleversèrent. Ah ! les misérables, voilà ce qu'ils avaient affiché à la mairie.
Ma dernière leçon de français !...
Et moi qui savais à peine écrire ! Je n'apprendrais donc jamais ! Il faudrait donc en rester là !... Comme je m'en voulais maintenant du temps perdu, des classes manquées à courir les nids où à faire des glissades sur la Saar ! Mes livres, que tout à l'heure encore je trouvais si ennuyeux, si lourds à porter, ma grammaire, mon histoire sainte, me semblaient à présent de vieux amis qui me feraient beaucoup de peine à quitter. C'est comme M. Hamel. L'idée qu'il allait partir, que je ne le verrais plus, me faisait oublier les punitions, les coups de règle.
Pauvre homme !
C'est en l'honneur de cette, dernière classe qu'il avait mis ses beaux habits du dimanche, et maintenant je comprenais pourquoi ces vieux du village étaient venus s'asseoir au bout de la salle. Cela semblait dire qu'ils regrettaient de ne pas y être venus plus souvent, à cette école. C'était aussi comme une façon de remercier notre maître de ses quarante ans de bons services, et de rendre leurs devoirs à la patrie qui s'en allait...
J'en étais là de mes réflexions quand j'entendis appeler mon nom. C'était mon tour de réciter. Que n'aurais-je pas donné pour pouvoir dire tout au long cette fameuse règle des participes, bien haut, bien clair, sans une faute ; mais je m'embrouillai aux premiers mots, et je restai debout à me balancer dans mon banc, le coeur gros, sans oser lever la tête. J'entendais M. Hamel qui me parlait :
« Je ne te gronderai pas, mon petit Frantz, tu dois être assez puni... voilà ce que c'est. Tous les jours on se dit : Bah ! j'ai bien le temps. J'apprendrai demain. Et puis tu vois ce qui arrive... Ah ! ç'a été le grand malheur de notre Alsace de toujours remettre son instruction à demain. Maintenant ces gens-là sont en droit de nous dire : Comment ! vous prétendiez être Français, et vous ne savez ni parler ni écrire votre langue !... Dans tout ca, mon pauvre Frantz, ce n'est pas encore toi le plus coupable. Nous avons tous notre bonne part de reproches à nous faire.
« Vos parents n'ont pas assez tenu à vous voir instruits. Ils aimaient mieux vous envoyer travailler à la terre ou aux filatures pour avoir quelques sous de plus. Moi-même n'ai-je rien à me reprocher ? Est-ce que je ne vous ai pas souvent fait arroser mon jardin au lieu de travailler ? Et quand je voulais aller pêcher des truites, est-ce que je me gênais pour vous donner congé ? »
Alors, d'une chose à l'autre, M. Hamel se mit à nous parler de la langue française, disant que c'était la plus belle langue du monde, la plus claire, la plus solide : qu'il fallait la garder entre nous et ne jamais l'oublier, parce que, quand un peuple tombe esclave, tant qu'il tient bien sa langue, c'est comme s'il tenait la clef de sa prison*... Puis il prit une grammaire et nous lut notre leçon. J'étais étonné de voir comme je comprenais. Tout ce qu'il disait me semblait facile, facile. Je crois aussi que je n'avais jamais si bien écouté, et que lui non plus n'avait jamais mis tant de patience à ses explications. On aurait dit qu'avant de s'en aller, le pauvre homme voulait nous donner tout son savoir, nous le faire entrer dans la tête d'un seul coup.
La leçon finie, on passa à l'écriture. Pour ce jour-là M. Hamel nous avait préparé des exemples tout neufs, sur lesquels était écrit en belle ronde : France, Alsace, France, Alsace. Cela faisait comme des petits drapeaux qui flottaient tout autour de la classe, pendus à la tringle de nos pupitres. Il fallait voir comme chacun s’appliquait, et quel silence ! On n'entendait rien que le grincement des plumes sur le papier. Un moment des hannetons entrèrent ; mais personne n'y fit attention, pas même les tout petits, qui s'appliquaient à tracer leurs bâtons, avec un coeur, une conscience, comme si cela encore était du français. Sur la toiture de l'école, des pigeons roucoulaient tout bas, et je me disais en les écoutant :« Est-ce qu'on ne va pas les obliger à chanter en allemand, eux aussi ? »
De temps en temps, quand je levais les yeux de dessus ma page, je voyais M. Hamel immobile dans sa chaire et fixant les objets autour de lui, comme s'il avait voulu emporter dans son regard toute sa petite maison d'école... Pensez ! depuis quarante ans, il était là, à la même place, avec sa cour en face de lui et sa classe toute pareille. Seulement les bancs, les pupitres s'étaient polis, frottés par l'usage ; les noyers de la cour avaient grandi, et le houblon qu'il avait planté lui-même enguirlandait maintenant les fenêtres jusqu’au toit. Quel crève-coeur ça devait être pour ce pauvre homme de quitter toutes ces choses et d'entendre sa soeur qui allait et venait, dans la chambre au-dessus, en train de fermer leurs malles ! car ils devaient partir le lendemain, s'en aller du pays pour toujours.
Tout de même, il eut le courage de nous faire la classe jusqu'au bout. Après l'écriture, nous eûmes la leçon d'histoire ; ensuite les petits chantèrent BA BE BI BO BU. Là-bas, au fond de la salle, le vieux Hauser avait mis ses lunettes, et, tenant son abécédaire à deux mains, il épelait les lettres avec eux. On voyait qu'il s'appliquait lui aussi ; sa voix tremblait d'émotion, et c'était si drôle de l'entendre, que nous avions tous envie de rire et de pleurer. Ah ! je m'en souviendrai de cette dernière classe...
Tout à coup l’horloge de l'église sonna midi, puis l'Angélus. Au même moment, les trompettes des Prussiens, qui revenaient de l'exercice, éclatèrent sous nos fenêtres. M. Hamel se leva tout pâle dans sa chaire. Jamais il ne m'avait paru si grand.
« Mes amis, dit-il, mes amis, je... je... »
Mais quelque chose l'étouffait, il ne pouvait pas achever sa phrase.
Alors, il se tourna vers le tableau, prit un morceau de craie, et, appuyant de toutes ses forces, il écrivit aussi gros qu'il put :
« VIVE LA FRANCE ! »
Puis il resta là, la tête appuyée au mur, et sans parler, avec sa main il nous faisait signe :
« C'est fini... allez-vous-en. »

*« S'il tient sa langue, il tient la clé qui de ses chaînes les délivre. »
(Frédéric Mistral)

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Juste une petite question: est-ce qu'une scène semblable a pu se passer, en 1918, quand l'Alsace et la Moselle sont retournées à la France?

Je me souviens d'une série télévisée très bien faite, diffusée à la télé française il y a quelques années. On présentait une famille alsacienne. Par exemple, la grand-mère, farouchement française, ne comprenait pas comment un de ses fils pouvait se sentir allemand. Mais lui, était né en Allemagne. Il se sentait allemand.

Je me souviens aussi d'un prof que j'ai eu à l'Université de Strasbourg, qui nous a raconté une boule dans la gorge l'annexion de l'Alsace par le IIIe Reich en 1940...

Je pense, après avoir vécu là-bas quelques temps, que les Alsaciens se sentent surtout Alsaciens. Des Français qui parlent un dialecte germanique... des Germains latins. Passé la ligne bleue des Vosges, on est un "Français de l'intérieur". :-)

C'est intéressant, les questions d'identité.

Anonyme a dit…

réponse partielle a Olivier


En fait , le terme allemand vient de ALLEMAN qui était le nom de la tribu germanique qui englobe l'Alsace , le territoire de BADE et une partie de La Suisse alémanique . A coté ,vers l'est , il y a les Souabe et ensuite les Bavarois ... qui se font tous appeler Allemands ...

Donc c'est comme si on utilisait le terme Quebecois pour désigner les Ontariens et autres Canadiens .

Et la ,commence le problème de l'appartenance communautaire . Si le vainqueur Anglais , ici , disait Quebecois pour tous les Canadiens anglophones comment pourrions nous nous identifier en tant que Quebecois ???

En fait l'Alsace est une zone de race , de langue et de culture allemande conquise par la France dans la même période qu'ici l'Angleterre a conquis une zone Française .

l'envahisseur Anglais a laissé au vaincu , sa langue , sa religion , son code civil ...
Venons à l'Alsace, du temps ou se passe ce roman, 1870 les classes étaient Bilingues ,le Français servait à l'école , à la maison c'est l'Alsacien qui était utilisé .Par contre les villes étaient plus francisées considérant que l'administration , ettout ce qui concerne de près ou de loin l'état était en Français.
La France surtout depuis Napoléon a eu la politique du diviser pour règner et par conséquent râres étaient les fonctionnaires issus de la région ou ils travaillaient .

Lorsque la FRance a donné l'Alsace et une partie de la LOrraine en dommages de guerre à la Prusse après avoir été vaincue ( C'était la France qui avait déclaré la guerre a la Prusse ), elle a du ramener tous ses fonctionnaires de son bord , ce qui a causé un grand vide que ne pouvaient compenser les Alsaciens , les Prussiens ont donc envoyés leurs fonctionnaires et instituteurs ...unilingues allemand ... et plus tard l'Alsace a eu eu dans le système fédéral de l'Empire Allemand un statut genre province ici .
Effectivement les Allemands ont, au début arrèté l'usage du Français pour contrecarer l'assimilation a la France
qu'ils considéraient comme un envahisseur ... naturellement sans demander l'avis des Alsaciens .
Tout comme les Français en 1945 nous ont interdit l'usage de notre langue maternelle a coups de baguette sur les doigts et plus tard lorsqu'on avait apris a écrire a coup de pages de punitions.

Revenons au Quebec ... si le conquérant Anglais avait instauré le fonctionnement de l'état , l'école et les tribunaux...en anglais et utilisé que des fonctionnaires unilingues anglais ici que pensez-vous aurait été l'état du Français si 200 ans plus tard la France avait repris le territoire ???
Je pense que beaucoup de descendants de Français auraient été bilingues ou unilingues anglais ,( comme au VERMONT )
Les Français auraient renvoyés les fonctionnaires en Angleterre , et auraient ammenés les leurs ... unilingues Français et il y a de fortes chances à parier qu'ils auraient bannis la langue anglaise pour désangliciser .

C'est quoi la langue maternelle ???
Est-ce que après 200 ans la langue maternelle aurait été l'Anglais ici ?? même si parlé à la maison ?? ou l'Anglais aurait été la langue de l'assimilation à l'envahisseur?? , situation à corriger pour les générations futures ???



Si l'Anglais avait interdit la langue française , il aurait interdit la langue maternelle , c'est grave à 100% . Si plus tard le Français avait interdit l'anglais langue d'assimilation pour réintroduire la langue maternelle , ça serait grave à ?? de % ?? , pour ma part je suis prèt à considérer cela comme normal à 100 % ... à condition de demander l'accord de cette population par un référendum..

Et cela me semble pareil pour l'Alsace . Aussi longtemps que la France ne fait pas un référendum pour demander l'avis des Alsaciens , son attitude est condamnable , elle reste un conquérant



Salut et au plaisir

Alcib a dit…

Anonyme : Merci de cette explication... partielle. Il y a là plusieurs éléments d'information et plusieurs sujets de réflexion.

Jean-Pierre a dit…

Petite précision: les Anglais ONT utilisé le mot qui désignait les gens nés "en Canada", c'est-à-dire les Français de Nouvelle-France. Ils s'appelaient eux-mêmes Canayens et le Canada était le nom de la terre des francophones catholiques d'Amérique. Le conquérant anglais les a relégués au "Lower Canada", la "Province of Quebec". Aujourd'hui, combien de "Canadians" refusent encore de reconnaître que leur hymne national, le "Ô Canada" a d'abord été écrit en français par Basile Routhier avant d'être plus tard traduit en anglais?

Alcib a dit…

Jean-Pierre : Merci de ce commentaire.
Non seulement cela. À cause de Pierre Elliott Trudeau, les Québécois ne sont même plus considérés comme l'un des deux peuples fondateurs de ce Canada, « plusse meilleur pays au monde », comme aimait le répéter l'homme de main de PET.
Grâce à PET, les Québécois, Canadiens de souche française ne sont rien de plus que les Urkrainiens de l'Ouest, les Pakistanais de Toronto, une minorité ethnique parmi les dizaines d'autres. Et les Québécois ne semblent pas trop s'en offusquer.