Mon cher C...,
Je t'ai annoncé il y a quelques jours, bien imprudemment, une lettre à venir, commencée le matin même et loin d'être terminée. Je me repens aujourd'hui — doux repentir — de t'avoir parlé de cette lettre écrite spontanément en me mettant au lit, après t'avoir laissé à ton taxi devant la porte du « Clandestin » ; car, en fait, je m'adressais d'abord à moi-même en exprimant ainsi ces réflexions, de façon à faire le point avant de m'endormir...
Et il me semble maintenant que cette lettre n'a plus sa raison d'être puisque je t'ai exprimé déjà l'essentiel de son contenu, l'émotion de départ... Et puis ce n'est pas la lettre que tu attends de moi ; je me sens très peu « philosophe » en ce moment. Philosophe, oui, je l'ai été, je le suis encore — on le devient forcément avec l'âge, avec l'expérience surtout, à condition bien sûr d'avoir un minimum d'intérêt pour la réflexion —, mais je me suis efforcé, ces derniers mois, de reconquérir mes émotions trop souvent ensevelies sous les cendres de ma rationalité... Et je suis encore en train d'exprimer de façon rationnelle ce qui ne l'est pas... Seule façon de m'en sortir, peut-être, c'est de te livrer, tel quel le début de cette lettre, sans essayer de me justifier, de m'en excuser à l'avance... Oublions le prétexte ; voici donc le texte :
Bien avant le « temps des cerises », j'étais là, chaque soir, près du bar... Chaque soir, pour la simple raison sans doute que je réapprivoise mal une solitude que je n'attendais plus à me refuser d'en admettre l'éventualité : quand nous vivons ce que l'on nomme le bonheur, tout est éternel... Chaque soir aussi pour arriver à calmer la turbulence de l'émotion, serpent vorace, qui me ronge les entrailles... Près du bar, d'abord parce que c'est à peu près le seul endroit où je puisse distinguer les traits de ceux qui m'entourent, où je puisse voir tout le monde, être reconnu de ceux qui me connaissent et faire connaissance avec les autres... Chaque soir près du bar, aussi parce que je suis un peu voyeur et que c'est là que l'éclairage permet de mieux observer tous les jeux de physionomies, chacun se dévoilant davantage dans sa façon de commander une bière, un verre et d'attendre un sourire du barman, que dans l'attitude un peu figée, paralysante, que la plupart d'entre eux maintiennent, camouflent dans un coin sombre jusqu'au moment où un rayon de lumière ou un regard perçant viendra les découvrir...
Tu vois bien que j'essaie de retarder le plus possible le moment de parler de toi. C'est que malgré tout, les mots me font un peu peur, surtout quand je ne suis pas là pour en mesurer l'impact sur celui qui les reçoit, pour atténuer d'un sourire la portée de certains d'entre eux ou, au contraire, pour appuyer du regard certains autres...
Il n'y a pas que les mots pour s'exprimer non plus ; les meilleures communications, les véritables communions s'établissent souvent dans le silence — ou malgré les mots qui les entourent... J'oserai tout de même te dire maintenant que je me tenais près du bar aussi — surtout — parce que tu y étais... J'ai toujours pris un plaisir immense à t'observer, fasciné par l'éclat de ton sourire, par la nervosité juvénile de tes mouvements, ta vivacité, ta candeur rayonnante... Tu sembles aussi mettre tellement d'intensité dans ce que tu fais ! Comme on regarde jouer un enfant, avec admiration, avec tendresse, avec discrétion aussi — au début tout au moins —, de façon à éviter de le rendre conscient, à éviter qu'il se sente épié... Curieux, fasciné, il m'est souvent arrivé de faire d'un ami un complice, de lui avouer le plaisir pris à te regarder... Puis, au fil des semaines, j'ai senti le besoin de t'exprimer mon émotion, ma tendresse... Mais, d'un autre côté, je te sentais heureux et insouciant ; je risquais d'être mal compris et je n'aurais pas voulu jeter une ombre sur ton bonheur. Il aurait suffi de te le dire franchement, clairement ; l'affection, la tendresse que tu m'inspirais n'attendaient rien en retour, sinon que tu les acceptes librement, comme un sourire... La tendresse, élan spontané du coeur, contrairement au désir qui crée l'attente, s'offre au partage, ne se marchande pas. — Cela dit, je me serais senti plus à l'aise avec toi. Mais tu me semblais si inaccessible ! Un peu comme un oiseau sur la branche — un Oiseau du Paradis... Mais pourquoi suis-je en train de t'écrire ? pourquoi suis-je en train de te dire tout cela ? Il me faut, pour écrire, plus que du papier et un stylo — ou une machine — ; il me faut un peu de calme, mais surtout une émotion de départ... Sans l'avoir préméditée, cette lettre m'est venue spontanément, s'est imposée à moi un matin en me couchant, rentrant du bar...
On écrit des lettres comme on fait l'amour : parfois le désir est intense mais les gestes un peu gauches... L'émotion de départ étant là depuis très longtemps, je m'étonne d'ailleurs de n'avoir pas entrepris plus tôt de t'écrire cette lettre ; j'espérais sans doute avoir l'occasion de parler un peu avec toi. Mais faut-il toujours dire les choses quand elles nous brûlent les lèvres ?
Voilà, mon cher C..., où j'en étais resté au moment où je t'ai annoncé cette lettre qui, comme je te l'ai dit déjà, pourrait très bien se résumer par cette citation d'André Gide tirée des Nourritures terrestres : « Je n'ai jamais rien vu de doucement beau dans ce monde sans désirer aussitôt que toute ma tendresse le touche... » Eh bien ! toi qui attendais de moi une lettre philosophique, je te dirai qu'à elle seule cette phrase de Gide exprime à peu près toute ma philosophie, tout mon Credo... Et, puisque j'en suis aux Nourritures terrestres, pourquoi ne t'offrirais-je pas aussi celle-ci : « Certes, tout ce que j'ai rencontré de rire sur les lèvres, j'ai voulu l'embrasser ; de sang sur les joues, de larmes dans les yeux, j'ai voulu le boire ; mordre à la pulpe de tous les fruits que vers moi penchèrent des branches... »
[Ajout manuscrit au réveil] : Retrouvant mes esprits, reprenant cette lettre que je ne peux que continuer sur le ton de l'indignation — revers de l'amour — à la suite de ce que tu m'as annoncé samedi soir, dimanche matin plus précisément. Dis-moi, je t'en prie, que je n'ai fait qu'un mauvais rêve, que ce n'était qu'un cauchemar ! Dis-moi que ce n'est pas vrai ! Je suis profondément choqué ! Comment peut-on être aussi injuste ? d'aussi mauvaise foi ?! Au fond, ils ont raison de dire que tu ne cadrais pas bien dans ce décor un peu lugubre ; car tu y apportais la lumière et la joie ! Pour ma part, j'ai commencé à boycotter le bar et je tenterai, dès jeudi soir, d'amener plusieurs amis — les tiens, les miens —, à en faire autant.
J'ai cependant confiance que tu trouveras assez rapidement un autre emploi où tu seras mieux, plus heureux encore. Mon premier réflexe a été, hier, de te téléphoner pour te dire tout cela, mais je m'en suis empêché par respect de ton intimité. Si tu sentais l'envie d'en parler, ou le goût de parler d'autre chose, tu pourras me téléphoner toi-même.
Bon courage. Le sourire reste la plus efficace des armes. Ne laisse surtout pas les autres ou des événements extérieurs perturber ta sérénité, ta joie. Tu vaux mieux qu'eux, mieux que cela ! Aie conscience de ta valeur, garde confiance en toi, et passe rapidement à autre chose ; tourne la page... « Les commencements sont toujours si délicieux ! » Si mon amitié pouvait t'être de quelque réconfort, n'hésite pas à y faire appel ; je te l'offre généreusement et sans arrière-pensée.
Bien affectueusement,
J-M.
mercredi 28 décembre 2005
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1 commentaire:
Oui, il y a le poids des mots. Mais plus que les mots, le silence pèse, non par son poids mais parce qu'il s'impose.
On fuit le silence comme on fuit la solitude. Mais si on est en accord avec nous même, il n'y a pas de silence et non-silence, de solitude et non-solitude. Tout est joie et bonheur, ici et maintenant.
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