jeudi 1 décembre 2005

Souvenir ému

À l'été 1994, André, mon vieil ami parisien, est venu passer un mois au Québec. Peu de temps après son arrivée, nous sommes partis à Baie-Saint-Paul, en compagnie d'un ami de Montréal qui nous avait trouvé un chalet très calme et confortable, loin de la route principale et en retrait par rapport aux autres chalets du domaine. Les deux autres chalets les plus près ont été inoccupés durant presque tout le temps que nous avons été là. Le matin, je me réveillais très tôt, vers cinq heures et j'allais lire à l'extérieur près de l'étang qui s'étendait sous les fenêtres de la cuisine et de la salle à manger. Tous les matins, pendant que je lisais, un héron se tenait sur une patte au bord de l'étang, immobile devant moi, comme s'il faisait de sa méditation matinale ; un peu avant huit heures, il quittait l'étang et disparaissait pour la journée. Je ne le retrouvais que le lendemain matin...
Chaque jour, après le petit déjeuner et la toilette, nous allions faire des courses, nous prenions un peu le temps de lire, d'écrire, de relaxer. Puis André préparait le déjeuner qui était en soi un chef d'oeuvre aussi esthétique que gustatif ; l'agencement des saveurs, des formes, des textures et des couleurs était du grand art. Puis, peu de temps après le déjeuner, nous prenions la voiture de location et nous partions explorer un coin de la région de Charlevoix. Chaque jour nous réservait son lot de surprises et d'émerveillement.
L'un de ces jours, nous nous sommes arrêtés à Petite-Rivière-Saint-François, calme village le long du fleuve Saint-Laurent ; Gabrielle Roy, écrivain, y avait une petite maison un peu à l'écart du village. Depuis sa mort, la petite maison appartient à la Fondation Gabrielle Roy qui chaque année décerne à un écrivain québécois une bourse ainsi que le privilège d'habiter cette maison durant six mois (six mois seulement, probablement parce que cette petite maison n'est pas assez bien équipée pour y passer l'hiver).
Je n'ai pas lu tous les livres de Gabrielle Roy, loin de là ; il n'empêche qu'elle est un monument de notre littérature et que j'avais lu avec émotion le premier tome de son autobiographie qui me rappelait ce qu'avait dû être aussi la vie de mes parents et celle de ma mère en particulier qui, comme Gabrielle Roy, avait été institutrice dans les écoles de campagne. C'était suffisant pour que j'aie envie de voir cette maison où elle passait tous ses étés. Nous nous sommes renseignés au village ; on nous a dit que la maison était fermée à ce moment-là, mais que nous pouvions sans doute entrer sur le terrain et marcher dans le jardin ; c'est ce que nous avons fait.
Quelques semaines plus tard, je recevais de Paris une lettre d'André gonflée de plusieurs photos de nos vacances dans Charlevoix, lettre à laquelle j'ai répondu :


Montréal, le 21 novembre 1994

Cher André,
Je viens de recevoir ta belle et longue lettre qui me donne d'agréables nouvelles de Paris et à laquelle j'apporterai au cours des prochains jours la réponse qui lui convient. Je veux cependant te remercier sans délai des photographies qui l'accompagnent et qui prolongent ainsi en images nos vacances de l'été dernier et ton trop court séjour au Québec.
Je suis particulièrement ému de retrouver sur l'une de ces images le paysage que pouvait contempler Gabrielle Roy des fenétres de sa petite maison d'été. C'est ici, en effet, dans cette modeste maison de Petite-Rivière-Saint-François que, pendant plus de trente ans, elle viendra chaque été se recueillir et écrire ses livres.
En pénétrant dans ce domaine privé, rappelle-toi comme nous sentions tout autour l'esprit quasi palpable de ce grand écrivain, que tu ne connaissais pourtant pas encore. Et ce n'est qu'avec un profond respect, et en ayant l'impression d'accomplir un sacrilège, que nous avons marché dans ce jardin, où nous ne parlions qu'à voix basse, comme si nous avions peur de déranger son travail ou sa méditation. Autant que toi, ce court pèlerinage m'a bouleversé ; c'est pour en prolonger la grâce, que j'ai voulu me replonger dans les textes de celle dont la présence a imprégné ces lieux, et que j'ai cherché quelques-uns de ses livres pour te les offrir.
Comme tu le dis si bien en commentaire à l'endos de cette photo, la simple et calme beauté de ce jardin a dû l'inspirer ; j'ajouterais pour ma part que la vue du fleuve ne pouvait pas ne pas lui rappeler que toute vie s'écoule imperceptiblement et que, pauvres mortels que nous sommes, nous passons aussi dans ce flot inexorable du temps.
Cette religieuse émotion partagée dans le périple profane de nos dernières vacances me confirme encore que, à travers le temps et l'espace, je suis et je reste, plus que jamais, ton ami.

Jean-Marc
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La liste des livres de Gabrielle Roy (1909-1983) est longue ; son premier roman, Bonheur d'occasion, a été adapté au cinéma. Parmi ses derniers écrits publiés de son vivant, il y a la première partie de son autobiographie, La détresse et l'enchantement.

Biographie de Gabrielle Roy par François Ricard (Éditions Boréal)

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