samedi 24 décembre 2005

Tu seras un homme...


Je conserve de mon enfance assez peu de souvenirs. J'ai probablement voulu jeter un voile sur ces premiers chapitres de ma vie et il suffirait probablement de peu de chose pour que je consente à lever un coin du voile pour en arriver à faire la lumière sur les raisons qui m'ont amené à vouloir « oublier » ces bases sur lesquelles j'ai tenté par la suite de construire quelque chose de solide.

Fils, frère, beau-frère d'institutrices et d'instituteur, j'ai été un élève sage. J'ai habité l'école et durant quelques années, je m'y sentais chez moi. Presque toujours premier de classe, j'étais, du moins à l'école, l'enfant modèle. Je ne peux pas dire que cela m'ait permis de me faire de nombreux amis, surtout pas à l'adolescence quand la timidité, la conscience de soi, la pudeur sont venues compliquer encore davantage les relations avec mes camarades. Les hommes dans nos familles étaient assez peu présents : très souvent, ils devaient aller travailler à l'extérieur du village ; dans certains cas, ils pouvaient revenir à la maison à chaque fin de semaine, dans d'autres, ils ne revenaient qu'après quelques mois d'absence. Quand ils étaient à la maison, ils semblaient aussi à l'aise qu'un poisson dans un fauteuil et ils en devenaient muets comme des carpes.

Les seuls modèles masculins que les adolescents pouvaient avoir sous les yeux restaient les instituteurs, assez peu nombreux, les quatre ou cinq commerçants et le curé du village. Le moins que je puisse dire, c'est que je n'étais pas très inspiré par tous ces exemples. Non pas parce que ces adultes avaient des comportements qui soient repréhensibles. Ils manquaient simplement d'idéal, de rêve ; du moins c'est la perception que j'en avais. Certains professeurs pouvaient néanmoins inspirer le goût de la connaissance même si je sentais que, bien souvent, leurs connaissances ne semblaient pas dépasser le contenu de nos programmes scolaires.

Les livres, autres que les manuels scolaires, n'existaient pas dans notre environnement. Puisque ma mère enseignait et qu'elle devait à l'occasion commander des manuels, j'ai eu la chance un jour d'avoir mon propre dictionnaire, le Nouveau Larousse classique ; j'en ai passé des heures à lire la définition des mots ; quand venait le temps de rédiger des compositions, j'avais cette chance de pouvoir puiser dans cet immense réservoir pour y trouver les mots les plus justes pour exprimer ce que je voulais décrire. Mon amour des mots et mon souci du mot le plus juste vient de là, à n'en pas douter. J'ai gardé ce dictionnaire, dont la couverture est arrachée et auxquel il manque des pages, car ma soeur cadette avait eu la bonne idée d'y découper des images pour illustrer ses propres travaux scolaires.

Il y avait bien eu déjà une bibliothèque municipale, mais elle était fermée et les livres prenaient la poussière dans une pièce de la salle paroissiale, sans doute parce que l'on jugeait que les lecteurs n'étaient pas assez nombreux et que cela coûtait trop cher de payer quelqu'un pour s'occuper de la bibliothèque. C'est révoltant de constater que c'est toujours la culture qui fait les frais des restrictions budgétaires de toutes les administrations. À l'époque, je ne pouvais ni m'en indigner, ni revendiquer, ne sachant même pas qu'il existât une telle chose nommée « culture » (sauf celle de la pomme de terre), une autre chose nommée « littérature »...


Dans ce contexte, je ne me souviens plus comment j'ai pu tomber un jour sur un texte que j'ai oublié, mais dont j'ai retenu très précisément les mots de cette phrase du docteur Alexis Carrel : « Tous les petits garçons rêvent de devenir des hommes ; combien d'hommes ont la méme ambition ? » Cette phrase m'a marqué et durant de nombreuses annnées, elle m'a accompagné, nourri, fait réfléchir. Elle me permettait de croire que les exemples masculins qui avaient entouré mon enfance et mon adolescence n'étaient pas les seuls modèles possibles. Si je n'avais pas encore rencontré ces maîtres qui m'inspireraient l'idéal, de nobles ambitions, cette phrase avait le mérite de nourrir en moi l'espoir d'une vie meilleure, plus stimulante, plus exaltante...




Puis un jour, je suis tombé sur ce poème de Kipling, que j'ai trouvé drôlement inspirant. Je l'ai lu et relu de nombreuses fois, et à diverses périodes de ma vie. Je viens de le relire, et je le trouve toujours aussi inspirant. Pour le plaisir de le relire, pour le rappeler à la mémoire de ceux et celles qui l'auraient oublié, et surtout pour permettre à des lecteurs égarés de le découvrir à leur tour, voici ce poème :


Si tu peux voir détruit l'ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou, perdre d'un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir ;

Si tu peux être amant sans être fou d'amour,
Si tu peux être fort sans cesser d'être tendre
Et, te sentant haï sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre ;

Si tu peux supporter d'entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d'entendre mentir sur toi leur bouche folle,
Sans mentir toi-même d'un seul mot ;

Si tu peux rester digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois
Et si tu peux aimer tous tes amis en frère
Sans qu'aucun d'eux soit tout pour toi ;

Si tu sais méditer, observer et connaître
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur ;
Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maître,
Penser sans n'être qu'un penseur ;

Si tu peux être dur sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais imprudent,
Si tu sais être bon, si tu sais être sage
Sans être moral ni pédant ;

Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d'un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,

Alors, les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis
Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire,
Tu seras un Homme, mon fils.


Rudyard Kipling, traduction de Paul Éluard

10 commentaires:

Lancelot a dit…

Le livre qui m'avait le plus marque dans mon enfance est "Kim" de Kipling. Mais je ne sais pas que cet auteur ecrit aussi de si belles citations.

En ce qui concerne tes commentaires sur la culture et l'education tu vois les sequelles de ce qu'une mauvaise education peut laisser comme trace en chacun de nous. Mais a nous de ne plus faire subir le meme sort a nos enfants.

Beo a dit…

Touchant ce billet: merci de partager ces souvenirs tous simples. Et à te lire: je crois bien que tu es un homme mon grand! :-D

Alcib a dit…

Je te remercie, Béo, de la confiance que tu m'accordes et de ce commentaire qui me touche. Il m'arrive aussi de croire que je suis un homme. Mais au fond, je crois que je voudrais redevenir un petit garçon et ne pas grandir trop vite... Je voudrais pouvoir refaire ma vie, surtout les premières années, l'enfance et l'adolescence, carrément gaspillées, selon moi. Le petit garçon crie si fort en moi qu'on l'a trop négligé, qu'on lui a fait franchir trop vite certaines étapes sans lui ofrir de choix véritables et surtout sans lui permettre d'aller au bout de ses projets quand des choix étaient faits... L'enfant est souvent injuste quand il juge lui-même sa situation. Mais il crie si fort sa peine que l'adulte en est parfois désarçonné.

Beo a dit…

Alcib... on ne peut jamais revenir en arrière... c'est bien toi mon compatriote gaspésien pour pas dire valléen?

Bon.. je sais ce terme existe pas et je m'en fou...

Tu sais quoi? Je viens d'une famille torturée à la base par la perte de notre maman. Maman qui est morte à MA naissance. J'ai toujours connu mes frères et soeurs avec un bagage de conflits intra-familial énorme.

J'ai su plus tard ayant vécu chez une tante moi.

L'enfant intérieur est toujours en nous. Suffit de le réveiller et de le laisser s'émerveiller au monde qui l'entoure. Mais le retour en arrière... c'est pas possible ça. Faut juste adapter, digérer, et avancer. Je peut rien dire de plus et j'en ai déjà trop dit!

Sinon: j'ai visionné Monica la mitraille ce soir... pourquoi je pensais à toi? hihhhi! A cause de Montréal! ;-D

Joss a dit…

Bang!
Wow!
merci Alcid pour ce partage et ce poême... J'en avais déjà lu des brides, mais jamais, je pense, au complet...
Ouf!
J'ose ici quelque chose... J'pense que je suis pas mal sur le bon chemin pour devenir un homme! En tout cas, j'y travaille fort!

Joss a dit…

Je comprends maintenant un peu mieux pourquoi tu apprécies tant les commentaires de Papoute sur mes écrits... Je souris en ce moment... Je pense que je connais personne qui a eu une enfance dont il est entièrement heureux... Et je connais encore moins de monde qui ont des belles relations avec leur famille!
...
La famille est par définition un lieu d'expériences... donc de regrets, de pardons, de rancunes (malheureusement, nous sommes humains) mais aussi d'amour... Heureusement...

Alcib a dit…

Merci Joss, de ces commentaires. En effet, j'observe avec curiosité et avec tendresse ta relation avec Papoute. D'abord, je l'ai écrit déjà, je crois, j'admire ta facilité à parler ouvertement, sans fausse pudeur, de ta vie, de ta relations avec tes parents ; et je suis surtout touché du fait que Papoute lise tout et qu'il y ajoute son point de vue, tout à fait respectueux du tien... Je suis surtout sensible au fait qu'il y ait la possibilité de construire entre vous une relation nouvelle, basée sur la découverte et la connaissance réelle de l'autre, et non sur des liens imposés.
Dans mon cas, ce n'est plus possible ; il y avait une grande différence d'âge entre mes parents et moi et tous les deux sont décédés ; mon père, il y a sept ans et ma mère il y a deux ans.
Il n'y a jamais eu de conflits ouverts dans la famille. Mes parents ont toujours vécu ensemble et on ne les a jamais vus se quereller devant nous. Il en est de même entre les membres de la famille... Ce que j'ai longtemps reproché à la famille (aux familles, en général, du moins celles que je connaissais lorsque j'étais enfant, adolescent), c'était le silence, le manque de communication véritable. Sans aller jusqu'à endosser totalement le « Familles, je vous hais ! » lancé par André Gide, j'ai longtemps perçu la famille comme un milieu visqueux, gélatineux, dans lequel on se sent pris et qui étouffe toute initiative, toute volonté d'indépendance... Je ne suis plus aussi catégorique que je ne l'ai été, mais je ne peux m'empêcher de penser que l'adolescent doit le plus tôt possible apprendre à découvrir l'univers autrement que par les yeux des parents. Si les parents sont intelligents et conscients de leur rôle, ils favoriseront même la découverte de milieux divers afin de permettre à l'adolescent de découvrir ce qui l'intéresse vraiment et de faire des choix éclairés... Encore faudrait-il que l'adolescent ait alors le soutien moral, affectif, intellectuel et matériel pour être en mesure d'accéder à la profession de son choix...
En ce qui me concerne, j'ai toujours joui de toutes les libertés et on m'a toujours fait confiance, trop même... Trop dans la mesure où on a beaucoup misé sur moi ; on attendait beaucoup de moi ; je serais celui qui ferait des merveilles. Mais cela ne suffit pas, la confiance ; l'adolescent a besoin d'autre chose pour atteindre ses objectifs... Je m'aperçois que je pourrais faire deux ou trois chapitres sur ce point : j'y reviendrai, alors ;o))

Joss a dit…

Hum...
On avance là... Tu sens comment on est contradictoire quand on parle de famille: On veut qu'ils nous fassent confiance, mais pas trop.
Qu'ils nous laissent libre, mais pas trop...
C'est pour ça que je veux pas d'enfants, j'ai l'impression qu'être parent c'est le plus gros casse-tête pas possible. Excuse ma vulgarité prochaine, mais "tu te fends le cul pour quelqu'un qui va t'en foutre plein la gueule plus tard..."
Ouais.
Reste à savoir pour quelle raison tu fais un enfant. Si c'est pour combler un vide, c'est dur après de laisser la liberté qu'il désire... Je pense que mes parents m'ont fait pour une mauvaise raison, bien que je sois heureux d'être en vie, ils m'ont fait pour resouder leur mariage: Erreur!
De la sûrement mon besoin constant de rassembler les gens... Il y a sûrement un héritage inné dans le désir profond des parents.
Blablabla...
Excuse, j'utilise ton espace pour divaguer...
Peut-être que ta famille est bien aussi dans le silence. Tu sais, je ne laisse pas entrer mon père dans ma vie... Il cogne à la porte et c'est moi qui ne veux pas qu'il entre trop vite. Je ne crois pas trop au vertu de dire trop de choses. C'est comme de la surcommunication. Des fois, il faut juste accepter et faire avec. Une fois qu'on sait qu'on les a, qu'ils sont comme ça, reste plus qu'à définir l'espace à partager.
...
Toutes mes condoléances pour la perte de tes parents. J'imagine que c'est dur, et en même temps libérateur... Enfin, on veut quand même que ça se produise le plus tard possible (vraiment?)
Hi! Hi! Hi!

Alisandra a dit…

Mon Dieu!
J'ai lu quelques poèmes sur ton blogue et j'ai resté sans mots.Je suis sûre!Tu es une personne merveilleuse!Vraiment une personne SENSIBLE

Alcib a dit…

Au-delà des nuages... : Merci. Alexander serait heureux de lire ton commentaire (il doit le lire de là-haut) car c'est ce qu'il pensait aussi.